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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’expérience Dossier : Dépasser la haine, construire la paix

, Région des Grands Lacs, 2011

Nous sommes assis sur un volcan

Témoignage d’Angelo Barampama.

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Je suis ce bonhomme qui est né il y a soixante-deux ans dans une région à laquelle je reste attaché. Mais aussi, ce bonhomme qui a bénéficié des apports multiples de mon pays d’accueil, la Suisse.

J’appartiens à ces deux mondes. De plus, le fait d’être Burundais hutu ne m’empêche pas de vivre avec mon frère ou ma sœur Burundais tutsi.

La première fois que j’ai été confronté à des antagonismes remonte à l’époque où j’avais 11 ou 12 ans. Un soir, je rentrais d’une cérémonie et je voyageais avec des gens que je ne connaissais pas du tout. Au terme du trajet, ils m’ont fait remarquer que j’avais une ressemblance avec quelqu’un, avec un prince des environs. En tant qu’enfant, je n’ai rien compris. C’est plus tard que j’ai commencé à voir les catégories hutues, tutsies et ganwas.

Une autre fois, j’ai subi un interrogatoire dans un commissariat, à l’âge de 12 ou 13 ans. Je devais être en sixième primaire. C’était quelque temps après l’assassinat du prince Louis Rwagasore. Quelqu’un m’avait désigné comme étant du Parti démocrate-chrétien, le parti des fils Baranyanka qui avaient fait assassiner le prince Rwagasore.

Plus tard, à l’école secondaire, en 1965-1966, j’ai été témoin de coups tordus visant à faire renvoyer des élèves sur une base ethnique. On vivait aussi des antagonismes non déclarés mais qui étaient finalement lourds. On jouait au foot et au basket. Or, certains sports étaient laissés à une catégorie et d’autres à une autre : le football pour les Hutus et le basketball pour les Tutsis. Moi, je ne savais pas. On allait juste jouer. C’est après que je m’en suis rendu compte. Ce sont des exemples de choses qui m’ont fait mal. Cela allait se répéter jusqu’à l’époque cruciale des années 1972- 1973, avec leurs horreurs (1).

Le 29 avril, j’étais dans une école à l’intérieur du pays, chargé d’organiser une soirée, comme il y en avait beaucoup dans le pays. Par la suite, le pouvoir a dit que ces soirées avaient été organisées pour tuer, pour massacrer des gens. Si, ce jour-là, on était venu m’arrêter, en disant : « Ecoute, tu as organisé une soirée », on m’aurait probablement tué. La plupart des collègues avec qui j’étais sont partis faire la fête ailleurs. La soirée n’a pas eu lieu.

Ensuite, petit à petit, on a pris conscience des premières exécutions. Un matin, alors que je me réveillais, j’ai entendu des drôles de bruits, des détonations répétées de manière régulière. Je me suis dit : « C’est bizarre, les militaires ont changé le moment de leur entraînement. » Et puis, au bout de quelques jours, j’ai appris que ce n’était pas des entraînements, mais des exécutions, qu’on achevait des gens. On était en avril-mai 1972. Une phrase pourrait résumer ma vie et mon angoisse durant cette période, jusqu’en juillet 1973 : « Tu sais quand tu te couches, mais tu ne sais pas si tu vas te réveiller. Et quand tu te réveilles le matin, tu ne sais pas si le soir, tu vas te coucher. »

Je ne sais pas comment on résiste à la tentation de faire le mal quand on est au cœur de cet enfer-là : est-ce que je pouvais faire du mal, quel mal pouvais-je faire ? J’ai eu des atouts pour m’aider à résister. J’ai eu des collègues qui ont souffert aussi, dont un en particulier qui m’a marqué. Il était tutsi. Son frère avait été tué parce qu’il avait refusé d’exécuter des Hutus. A partir de là, il avait compris le drame. Et il a tout fait pour me soutenir. A cette époque, j’avais affiché, sur un mur de ma chambre, une phrase qui disait : « Si la vie n’est qu’une disparition, rapide, et souvent inopinée, il faut gagner en rendement ce qu’on perd en longévité, en aimant l’autre un tout petit peu davantage. »

Il ne faut pas nier les différences ethniques. Elles existent ou peuvent exister. Mais pour moi, elles n’ont pas de sens. Nous sommes les mêmes. Nous avons les mêmes gènes et les mêmes besoins. Ma vie vaut autant que la tienne, que la sienne, que celle des autres. Je ne sais pas pourquoi je suis là aujourd’hui. J’aurais pu disparaître en 1972. Pourquoi n’ai-je pas été pris à ce moment-là, pourquoi ne suis-je pas mort…? Il n’y a pas de réponse. Chacun son histoire et son destin.

Par la suite, j’ai pu résister à la haine grâce à ma culture, ma formation, ma famille. Je dois énormément à mon père et à ma mère. Et puis, il y a tous ceux que la Providence a mis sur mon chemin pendant toutes ces années. Je n’ai pas été enfanté seulement au moment où ma mère m’a mis au monde. Non, j’ai été enfanté ma vie durant, chaque fois que j’ai eu à traverser des moments difficiles et qu’il y a eu un œil, un regard, une lettre, un coup de fil. C’est à travers l’autre et par l’autre que j’ai réussi à me recréer, me ressourcer, me refaire. Chaque jour a été – et est toujours – pour moi une renaissance.

Les massacres de 1972-1973 n’ont pas anéanti en moi les valeurs fondamentales communes aux humains, qu’on choisit de développer, de renforcer ou de renier. Par ailleurs, je crois que même les plus criminels ne sont pas que crime : ils ont la capacité de changer, de se modifier et de se transformer.

Je crois aussi à l’accueil, à l’hospitalité. Quand j’étais jeune, si quelqu’un arrivait le soir à la maison, il n’avait pas besoin de montrer sa carte d’identité. Il disait : « Je m’appelle Untel, je viens de… ». Et, sans autre question, on le nourrissait ; puis on déroulait la meilleure natte, la meilleure couche et il dormait là. S’il devait reprendre son chemin, il le reprenait le lendemain.

En 1972-1973, un ami tutsi m’a dit : « Tu sais, nous sommes assis sur un volcan. » Entre-temps, le volcan a explosé ; les volcans ont explosé dans les Grands Lacs. Aujourd’hui, j’ose espérer qu’ils sont en train de se calmer. Mon rêve est que ces volcans s’éteignent et que leurs cendres contribuent à la fertilisation de la région des Grands Lacs, afin que nous fassions de celle-ci un paradis et non pas un enfer continu.

Notes

  • (1) : Massacres de masse au Burundi, que certains considèrent comme un génocide; environ 100 000 intellectuels et civils hutus tués par l’armée; de nombreux exilés hutus dans les pays voisins (note de la rédaction, ndlr).