Jean Marichez, Grenoble, juillet 2006
Renversement d’une dictature puissante - Philippines 1986
Où l’on voit une population éliminer un dictateur. Un exemple de lutte interne non violente qui révèle la supériorité d’un peuple uni face à sa puissante armée.
Mots clefs : Lutte pacifique de libération politique | Lutte citoyenne pour la justice sociale | Résistance civile de masse | Résistance non violente | Société Civile Locale | Organisations citoyennes et leaders pour la paix | Eglise Catholique | Résister civilement et pacifiquement à la guerre | S'opposer de façon non-violente à la guerre
Les partis d’opposition philippins, sensibilisés à l’action non violente, savent utiliser la puissance du peuple contre une importante force militaire. Face à la détermination des résistants non violents, même ceux qui ont l’habitude d’user de la violence y renoncent.
Ferdinand Marcos était au pouvoir aux Philippines depuis 1965, il s’y maintenait par la force et la dictature malgré une situation économique de plus en plus dramatique. Dans ce pays très catholique, l’Église dénonça le régime à partir de juillet 1982. En l’été 1983, l’assassinat du remplaçant virtuel de Marcos, Ninoy Aquino, servit de détonateur à l’opposition démocratique. L’opposition se structura et se forma aux techniques d’actions non violentes sous l’impulsion de l’Église et de l’évêque Francisco Claver. Un mouvement « le Namfrel » se fixa pour but d’empêcher et de limiter la fraude électorale, mobilisant des volontaires pour surveiller les bureaux de vote, protéger les urnes, vérifier les calculs.
Au lendemain de l’élection présidentielle de février 1986 qui aurait dû voir la victoire de la candidate de l’opposition Cory Aquino si Marcos n’avait pas organisé la fraude, le Namfrel confirma la fraude, l’Église répandit la nouvelle et dénonça les violences, Cory Aquino lança des grèves, des manifestations, des refus de payer des factures d’eau et d’électricité, donna des rendez vous sur une radio libre. Le ministre de la défense, et une fraction de l’armée dirigée par le général Ramos firent défection le 22 février, déclarant leur allégeance à celle qui, à leurs yeux, avait remporté l’élection. Les militaires rebelles se réfugièrent dans l’une des principales casernes de Manille et obtinrent le soutien du cardinal Sin, chef de l’Église catholique. Ce dernier lança à la radio du diocèse un appel à la population afin qu’elle empêche les troupes gouvernementales d’attaquer les insurgés. En quelques heures plusieurs dizaines de milliers de personnes repérées de foulard jaunes vinrent bloquer toutes les entrées de la caserne et occuper les rues adjacentes. Le lendemain, une unité de chars et de véhicules blindés tenta de forcer le passage. Mais la foule, composée alors de plusieurs centaines de milliers de personnes, ne bougea pas bien que les militaires aient pointé sur elle leurs fusils mitrailleurs. Des religieuses étaient agenouillées devant les tanks, des jeunes filles offraient des bouquets aux militaires et des cordons humains encerclaient les soldats lors d’épisodes d’une grande intensité dramatique. Après des phases de tension cruciales, ceux-ci décidèrent de se retirer. Après cette première victoire, le nombre de manifestants se monta à deux millions. D’autres détachements de l’armée tentèrent en vain de pénétrer cette immense barricade humaine. Le 25 février, le général Ver, resté fidèle à Marcos, lui demanda l’autorisation de faire donner l’artillerie contre la foule. Mais celui-ci refusa ; conscient que les États-Unis le lâcheraient de toute évidence s’il ordonnait le massacre, il comprit que la partie était perdue et préféra s’exiler.
Commentaire
Les leçons de la résistance des Philippins
Cet épisode met en valeur la formation préalable que peuvent recevoir à l’avance certains leaders. Les techniques de l’action non-violente relèvent d’une expérience et d’un professionnalisme enseigné dans des organisations non-violentes, pacifistes ou écologistes, comme Greenpeace, Ruckus, WRI, Man, etc. Cela ne va pas de soi pour des gens de se coucher devant des chars prêts à les écraser, pour des jeunes filles d’offrir des fleurs aux soldats, pour la foule de porter des foulards jaunes qui montrent de manière très festive son unité d’intention et son immensité, pour les organisateurs de savoir assurer par les ondes libres la continuité de l’information de la population malgré de graves difficultés avec la police, etc. Les résistants furent exemplaires dans cette communication difficile avec la foule.
La stratégie apparaît ici : le Namfrel vise l’objectif limité, à sa portée mais pour certains trop peu ambitieux, d’empêcher la fraude électorale. Il a été clairvoyant, il atteint l’objectif car il s’est donné les moyens d’y parvenir et sa détermination est totale. Comme toujours, des circonstances favorables existent : perte de confiance majoritaire des Philippins en Marcos, revirement américain, soutien de l’Église catholique, développement d’une culture de la non-violence suite à l’assassinat de Ninoy Aquino qui la prônait. Mais toute guerre profite ainsi de circonstances favorables et l’art de la stratégie consiste justement à les saisir lorsqu’elles se présentent.
Le côté festif des manifestations allié à son caractère sérieux et difficile relève aussi d’un management intelligent des foules. La démoralisation des troupes adverses par une population si nombreuse et sans violence a un effet déterminant.
Il y a cohérence des moyens employés avec leur fin : en combattant l’ennemi par la violence, il serait difficile ensuite de construire la paix. Au contraire par la non-violence, les fondations de la société nouvelle sont saines.
Depuis le congrès d’Oxford en 1964, les résistances civiles valent pour leur efficacité et non plus seulement pour leur valeur morale. Elles sont devenues des outils, des stratégies de défense qui s’ajoutent aux autres, utilisables en fonction de la situation.
Durant les années 80 les idées de résistances civiles sans armes s’étaient bien développées en Europe car elles apparaissaient à beaucoup comme seul recours possible face au danger communiste. Bien que de manière marginale, elles s’étaient répandues dans de nombreux pays.