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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Népal, mai 2009

Entretien avec Asghar Ali Engineer

Entretien réalisé, en anglais, par Henri Bauer et Sixtine Jauréguiberry (Irenees).

Mots clefs : Utilisation de la religion pour la guerre, utilisation de la religion pour la paix | Fondamentalisme religieux et paix | Dialogue inter-religieux pour la paix | Travailler la compréhension des conflits | Conflit indo-pakistanais | Pakistan | Inde

Irenees :

La théorie de Huntington affirme que nous traversons actuellement un choc des civilisations. Selon vous, comment définir la situation actuelle ? Quelle est votre opinion ?

Ali Asghar Engineer :

L’approche de Huntington est très superficielle. Les civilisations ne s’affrontent pas, elles évoluent après plusieurs siècles de luttes humanistes, donc elles nous civilisent, nous rendent pacifiques, orientent nos efforts vers l’amélioration de l’humanité entière. Ce sont des intérêts privés qui se confrontent, car les civilisations ne peuvent pas s’affronter. Ce sont les barbares qui s’affrontent, pas les civilisations, ni les religions. Bien sûr, lorsque les religions sont dominées par des intérêts privés, en réalité ce sont ceux-là mêmes qui se confrontent. Pourtant, comme ces intérêts privés portent le masque de la religion, chacun d’entre nous s’imagine qu’elles s’affrontent, or en réalité, les religions ne s’affrontent jamais: toutes reposent sur des valeurs fondamentales, complémentaires entre elles. Elles se renforcent mutuellement. Huntington a écrit ce livre avec un objectif précis : l’Union soviétique venait de s’effondrer et l’Amérique, n’ayant plus d’ennemi extérieur, a voulu s’en recréer un, afin de justifier des guerres, des complexes militaires industriels et de mettre la main sur le pétrole au Moyen-Orient. Pour cela, il lui fallait s’appuyer sur une doctrine. Huntington a développé sa théorie pour les classes dirigeantes américaines, mais elle est superficielle, négative, et doit être proscrite.

Irenees :

Comment décririez-vous la situation actuelle ?

Ali Asghar Engineer :

La situation actuelle est très préoccupante. Les politiques étrangères américaines sont la source de nombreux conflits au Moyen-Orient. Leur soutien inconditionnel à Israël a entraîné la suppression des droits des Palestiniens, leur lutte pour revenir sur leurs terres afin de bâtir leur propre État indépendant, faisant ainsi monter la colère au sein du monde arabe et du monde musulman. C’est pourquoi certains d’entre eux tentent de riposter violemment. Lorsque l’Amérique ou bien Israël se sert de la violence, des extrémistes arabes ou certains extrémistes parmi les musulmans, répondent sur le même registre, croyant également à la légitimité de la violence contre l’Amérique.

Irenees :

La religion est perçue à la fois comme un facteur de paix et un facteur de violence. Qu’en pensez-vous ?

Ali Asghar Engineer :

Vous voyez, la religion sert l’humanité. Généralement, les humains aspirent tous à la paix. Les religions sont apparues sur terre en raison du désarroi, des conflits, de la cupidité, du sentiment de revanche et de la colère. Les religions sont apparues pour apprendre aux humains la paix, pour les aider à renoncer à leurs sentiments de revanche et de colère, pour les aider à contrôler leur cupidité et leurs passions. Mais certaines personnes utilisent la religion pour défendre leurs propres sentiments négatifs. La religion est instrumentalisée. Elle peut servir d’outil efficace pour la paix, mais également pour les conflits et la violence. Mais fondamentalement, la religion a précisément pour objectif la paix et le contrôle de la cupidité et des passions.

Irenees :

Êtes-vous en accord avec la notion de terrorisme islamiste ? Est-ce une manipulation de la religion ?

Ali Asghar Engineer :

Bien entendu, certaines personnes se servent de la religion, la manipulent pour asseoir leurs intérêts privés. Elles libèrent ainsi la violence dans le monde. Ces personnes parviennent habilement à persuader d’autres que les actes terroristes sont commis au nom de la religion. Ce n’est pas au nom de la religion, mais au nom de la poursuite d’intérêts privés. Elles se servent de la religion à des fins politiques.

Irenees :

Quelles sont les places respectives de la paix et de la violence dans l’Islam ?

Ali Asghar Engineer :

La paix est primordiale pour l’Islam. Le sens même du mot Islam signifie « établir la paix ». Cela provient du terme Salaam, qui signifie « paix ». En hébreu, on emploie Shalom et en arabe Salaam. Même les musulmans se saluent entre eux avec le terme « Salaam Alaikkum », « que la paix soit avec toi ». La paix est tellement centrale pour l’Islam que les salutations ne se concentrent guère autour d’Allah. La paix est véritablement primordiale, tandis que la violence est périphérique. Vous pouvez devenir violent en situation de défense lors d’une agression. Le Coran proscrit la violence et ne la permet que dans ce cadre. Le Coran condamne fortement l’agressivité.

Irenees :

Comment expliquez-vous l’Islam des Talibans ?

Ali Asghar Engineer :

Savez-vous pour quelle raison les Talibans sont seulement apparus à partir de 1989 ? Ils n’existaient pas auparavant. L’Islam existe depuis quatorze mille ans, et les Talibans depuis seulement une trentaine d’années. L’Amérique a attaqué, car un groupe militaire a pris le pouvoir en Afghanistan au nom de la révolution communiste. L’Amérique a eu une opportunité de contrer l’Union soviétique et, de là, est né le conflit. Elle a mis les Talibans en place afin de s’en servir contre l’Union soviétique, elle leur fourni des armes, les a entraînés et les a nommés « Moujahidines ». C’est l’une des raisons pour lesquelles les Talibans sont apparus. Si l’Amérique changeait sa politique en matière d’affaires étrangères en adoptant une politique de non-ingérence dans les affaires de l’Afghanistan et celles des autres pays du monde, alors le développement retrouverait un cours normal, mettant ainsi un terme au phénomène des Talibans. L’Amérique se croit pourtant capable d’éradiquer les Talibans grâce à sa supériorité militaire, mais elle n’y parviendra pas.

Certains se servent de la religion pour soutenir leurs intentions cachées. Les Talibans souhaitent protéger leur pays. En invoquant l’Islam, ils obtiennent un soutien important, qu’ils ne recevraient pas en parlant uniquement au nom des nations. Ensuite, il existe des lois tribales en Afghanistan, qui sont terribles. La religion permet d’unir les tribus. C’est une raison de plus pour les Talibans d’invoquer l’Islam dans leur lutte contre l’Amérique. Ils reçoivent un soutien important de la part des pays arabes. Les fonds dont ils ont besoin pour lutter contre l’Amérique ne leur sont fournis qu’au nom de la religion, sinon personne ne songerait à donner des fonds directement en faveur de l’Afghanistan.

Irenees :

Quel avenir attend les Talibans ?

Ali Asghar Engineer :

La violence ne pourra jamais être stabilisatrice, il n’y a que la paix qui puisse apporter une stabilité. Ainsi, le type de lutte menée par les Talibans contre l’Amérique n’aboutira pas. Je veux dire par là que la violence engendrant de la violence, la situation ne va cesser de s’empirer. L’Amérique comprendra leurs revendications uniquement le jour où leur combat deviendra non-violent. Je pense que la violence exacerbe encore davantage la colère du peuple américain, et il peut se montrer encore plus haineux à son tour. La situation prend la forme d’un cercle vicieux, qu’il s’agit de briser. Je peux soutenir ou comprendre les raisons pour lesquelles les Talibans deviennent violents, mais je ne pourrai jamais cautionner l’usage de la violence. Je travaille pour la paix, elle est à la fois mon objectif et mon outil. Il faut parvenir à la paix en l’utilisant comme levier. Je conseillerai plutôt aux Talibans de cesser la lutte armée et d’entreprendre une lutte non-violente, afin de gagner la sympathie du monde entier. La communauté internationale prendra alors leur parti et non de celui de l’Amérique. Aujourd’hui, comme ils sont violents, les médias exagèrent et la communauté internationale offre sa sympathie à l’Amérique. Les Talibans ne gagneront jamais, et n’auront aucun avenir en persistant sur cette voie de violence, mais à l’instar de Gandhi, la non-violence leur permettrait de s’attirer la sympathie du monde entier, ils pourraient ainsi sortir vainqueurs du conflit et s’attendre à un avenir meilleur.

Irenees :

Pour l’Islam, comment est faite la distinction entre le Bien et le Mal dans le Coran ?

Ali Asghar Engineer :

Le seul moyen est de considérer le Coran dans sa globalité. Il ne s’agit pas d’isoler quelques mots par-ci par-là. Ma méthodologie consiste à comprendre le Coran à l’aide du Coran lui-même, et non au moyen d’éléments extérieurs. Si vous lisez le Coran entièrement et que vous prenez en compte l’ensemble de ses versets, alors vous pourrez bien saisir son sens véritable, ce qui est impossible si vous isolez certains versets tandis que certaines personnes en utilisent d’autres. Cette dernière méthode ne permettra jamais de lever les controverses. Prenez le Coran dans son ensemble, lisez tous les versets puis déterminez son intention suprême. Le Coran, comme je vous l’expliquais, autorise uniquement la violence en cas d’autodéfense, mais si vous prenez seulement les versets autorisant la violence, vous créez une distorsion. Prenez les versets où Allah enjoint à la paix, où il motive les musulmans à contrôler leur sentiment de revanche, leur colère, leur cupidité et à s’en tenir à la confiance et à la paix. En réunissant ces versets, vous comprendrez le but suprême du Coran, comme je l’indique dans chacun de mes écrits.

Irenees :

Les Talibans sont-ils des musulmans ou non ?

Ali Asghar Engineer :

Je ne qualifierai jamais une personne de musulman ou de Kâfir (incroyant). Une voix intérieure guide chacun vers ce choix. Sinon, chaque musulman pourrait considérer ses coreligionnaires comme non musulmans. Je ne souhaite pas entrer dans des controverses théologiques. Juger les autres sur le comportement adopté vis-à-vis de certaines valeurs pour savoir s’ils sont ou non musulmans est une question technique de théologie, en revanche il est simple de déterminer s’ils sont, ou non, des êtres humains. Nous sommes tous des êtres humains et nous devons co-exister en paix et en harmonie, au lieu de nous battre avec des armes. Les personnes qui utilisent des armes de destruction massives ne méritent pas d’être qualifiées d’êtres humains. Il n’appartient qu’à eux de décider s’ils sont musulmans, mais pour moi, ce ne sont pas des êtres humains.

Irenees :

Vous avez mentionné, il y a deux jours, le fait d’avoir été rejeté de votre communauté, pouvez-vous m’en expliquer la raison ?

Ali Asghar Engineer :

Les musulmans se répartissent en de nombreuses sectes. La communauté à laquelle j’appartiens est l’une des sectes chiites de l’Islam. Elle est fortement contrôlée par un clergé, et sa structure ressemble à celle d’une Église. Les dignitaires religieux contrôlent tout, non seulement les questions religieuses, mais aussi les questions séculières, et je me bats contre cela.

Pour moi, cela n’a pas de rapport avec l’Islam. Ce sont les intérêts privés ainsi que la cupidité qui incitent à vouloir contrôler d’autres personnes. Le clergé s’en prend à moi puisque je menace leurs intérêts privés. Il ne s’agit pas d’une question de modernité car leurs enfants étudient également dans les meilleures universités d’Amérique. Ces dignitaires religieux manipulent la religion pour prendre le contrôle de l’esprit de leurs fidèles et ne permettent pas la pensée critique, ni l’ouverture d’esprit. Ils souhaitent donc éliminer ceux qui évoquent la pensée critique et qui jugent leurs méthodes.

Notes

  • Asghar Ali Engineer, universitaire musulman indien, est internationalement connu pour son travail sur l’ouverture théologique islamique et contre le fondamentalisme et les violences ethniques en Asie du Sud-Est. Il est à présent à la tête de l’Institut d’études islamiques et du Centre pour l’étude d’une société laïque à Bombay, deux organismes qu’il a fondés respectivement en 1980 et en 1993.

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