Larbi Bouguerra, Saint Chamas 2007-08
A Ankara, la sécheresse se politise
La capitale turque manque d’eau. En plein été, ses quatre millions d’habitants ont vécu deux jours sur quatre sans eau. Ce qui a mis en danger la paix dans la ville. Pourtant, le Tigre et l’Euphrate prennent naissance dans ce pays. Problème de gouvernance, politique et changement climatique se conjuguent pour expliquer cette crise.
Keywords: Favorecer el acceso al agua de poblaciones excluidas | Preservar la calidad del agua | La responsabilidad de las autoridades políticas con respecto a la paz | Ríos y paz | Turquía
Ref.: Guillaume Perrier, « A Ankara, la sécheresse se politise », Le Monde, 26-27 août 2007, p. 3
Idiomas: francés
Tipo de documento: Articulo
La campagne électorale pour la présidence de la république turque bat son plein mais la capitale, Ankara, meurt de soif. Frappée par la canicule qui sévit dans toute l’Europe orientale, Ankara et ses quatre millions d’habitants font face depuis quelques semaines à une pénurie d’eau sans précédent, aggravée par une gestion déplorable de ses ressources.
Après un hiver sans neige et un été sans la moindre goutte d’eau, la Turquie est confrontée à la sécheresse depuis maintenant dix mois. Les réserves dans les grandes villes sont désespérément basses. A Ankara, le taux de remplissage des réservoirs n’est plus que de 3,5 %. Une situation que les scientifiques avaient vue venir mais, en période électorale (législatives du 22 juillet et Présidentielles en août 2007), la mairie (aux mains du Parti de la justice et du développement) avait d’autres priorités et a préféré ignorer le danger pour ne pas avoir à rationner l’eau comme le lui conseillaient les experts. Le 1er août, les interruptions ont commencé dans certains quartiers. La mairie a décidé d’alterner l’approvisionnement en eau après avoir partagé la cité en deux : deux jours avec et deux jours sans. Malheureusement, la vétusté du réseau de distribution municipal a fait que, du fait de la forte pression après deux jours de coupure, les canalisations ont cédé et l’eau a inondé deux arrondissements. La ville a été privée d’eau quatre jours d’affilée lors des réparations. Dans les bidonvilles, la coupure a duré deux semaines. Par la suite, l’eau s’est révélée de piètre qualité et les cas de diarrhée très fréquents ont été enregistrés par les hôpitaux et le corps médical. Excédés, les habitants réclament le départ du maire. Celui-ci n’avait donné comme consigne que de prier pour la pluie et de prendre des vacances loin de la capitale. Les imams ont solennellement procédé aux prières rituelles pour la pluie et la direction des affaires religieuses a conseillé aux fidèles d’économiser l’eau aux cours des ablutions obligatoires avant les cinq prières quotidiennes : se laver chaque partie du corps une seule fois au lieu des trois habituellement recommandées par la liturgie. Ce qui n’a pas empêché les gens d’en venir aux mains autour des fontaines publiques de la capitale turque, au sommet de la pénurie.
Pour le maire, il n’y a pas eu mauvaise gestion et de se vanter d’avoir procédé à la plantation de 84 000 arbres ajoutant : « La Turquie, comme les autres pays, est touchée par le réchauffement climatique » et le premier ministre de renchérir, en toute mauvaise foi « ce problème d’eau est très exagéré. »
Pourtant, pour l’hydrogéologue français Jean Margat, « la Turquie pourrait devenir un pays exportateur d’eau » car ce pays figure parmi les pays méditerranéens les mieux pourvus en ressources hydriques. La Turquie pourrait même devenir un pays exportateur : il existe deux projets de fourniture d’eau, l’un à Chypre, l’autre à Israël. Mais, si le littoral de la mer Noire est très arrosé, d’autres régions du pays sont en zones semi-arides. Ankara se situe dans une région comportant des cours d’eau et des bassins versants importants. Pour Margat, la pénurie d’eau est conjoncturelle et ne peut s’expliquer que par des facteurs démographiques et un retard structurel de la desserte en eau potable. L’Etat turc construit cependant de grands barrages mais semble se désengager de la gestion courante de l’eau au profit des syndicats de collectivités locales.
Commentario
La crise de l’eau qui frappe la capitale turque est surprenante à plus d’un titre puisque, à en croire le grand expert Jean Margat, le pays est riche en ressources hydriques. De plus, deux fleuves puissants, le Tigre et l’Euphrate, naissent dans ce pays, en Anatolie et ont façonné la civilisation donc la culture, la symbolique, la foi de tout le Moyen-orient et de l’Asie Mineure. La Turquie utilise même contre ses voisins en aval - Syrie et Irak- l’arme de l’eau, arme géostratégique s’il en ait. L’énorme complexe de barrages qu’elle est en train de construire – Great Anatolia Project (GAP)- provoque l’ire de ses voisins car il réduit les quantités d’eau qui leur parviennent de l’amont .
On a là une contradiction majeure : un pays qui brandit l’arme de l’eau devant ses voisins est incapable d’assurer la fourniture d’eau à sa capitale pendant plusieurs semaines, au risque de menacer la paix sociale et de provoquer des confrontations entre les diverses couches de la population. La clef de ce comportement est à chercher, comme souvent en pareil cas, du côté de la politique et de la gouvernance. Les priorités politiques ont prévalu pour le maire sur le service de l’eau à ses administrés : point de coupure en période électorale pour ne pas aliéner à son parti, une fraction du corps électoral ! Même si cela doit avoir des répercussions sur leur santé, sur leur confort et leur mode de vie.
On notera cependant que, comme hélas cela se voit souvent, ce sont les plus pauvres qui souffrent le plus et le plus longtemps (comme ici, à Ankara) des coupures et de la pénurie d’eau.