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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse

, Grenoble, mai 2013

Élections en sortie de conflit armé

Pourquoi elles ne permettent pas de pacifier les sociétés après un conflit armé ?

Mots clefs : Dialogue entre les acteurs de paix | Reconstruire une société | Reconstruire la cohésion sociale | Travailler pour la transition démocratique | Soutenir des démarches de réconciliation après-guerre | Elaborer ensemble la mémoire et l’histoire | Mali

Le Mali donne un nouvel exemple du mauvais usage des élections démocratiques en contexte de sortie de conflit armé et de crise politique. La foi de l’interventionnisme international dans les processus électoraux pour refonder le politique au lendemain d’une crise politique ou d’un conflit armé n’est plus à démontrer : depuis les années 90 et la fin de la Guerre froide, l’ONU a enfin pleinement pu investir le champ de la construction de la paix : avec l’interposition, le maintien de la paix et jusqu’à la reconstruction post-conflit, elle envoie des missions de paix aux mandats ambitieux. L’organisation d’élections démocratiques est un des divers moyens auxquels l’interventionnisme international prête la capacité de désigner un pouvoir légitime et apte à ré-organiser l’État. L’organisation de scrutins, législatifs et présidentiels, intervient à la fin des missions et agit comme une stratégie de sortie ; la présence internationale si elle ne prend pas systématiquement fin à ce moment-là, se prolonge plus discrètement à travers des missions d’accompagnement de type formation (de la police et de l’armée, par exemple).

Les deux décennies d’expérience n’ont pourtant pas apporté les résultats attendus : la violence du conflit a pu resurgir, brutalement à l’occasion des élections, ou bien progressivement dans les mois ou années qui suivaient. L’État démocratique – objectif ultime des élections – ne s’est que rarement imposé. Quelques leçons ont bien été tirées des plus tristes expériences, pourtant les processus électoraux ne permettent toujours pas l’institutionnalisation d’un pouvoir légitime, l’instauration d’un système politique capable de réguler les conflits de façon non-violente, ni l’apaisement des relations au sein de la société meurtrie par le conflit. Au point qu’aujourd’hui encore, le gouvernement français renouvelle sa foi dans le processus électoral pour réorganiser l’État malien et trouver les mécanismes politiques de son avenir pacifique. Le gouvernement français, en effet, inscrit dans le calendrier de son intervention, des élections pour le mois de juillet 2013. Si l’on peut entendre qu’un tel objectif dans le calendrier tel qu’il est prévu est déraisonnable, sans doute, l’examen critique des élections en post-conflit (1) n’est-il pas complet. L’exemple du Mali qui se déroule sous nos yeux nous donne l’occasion d’approfondir cet examen critique et de formuler quelques propositions du type de processus qui permettrait d’atteindre les objectifs indispensables pour les sociétés au sortir d’un conflit violent : retisser les liens distendus de la cohésion sociale ; rompre avec les appartenances politiques créées par le conflit ; ré-inventer une relation de confiance entre l’État et la société.

I. Pourquoi les élections ne sont pas le bon outil pour pacifier les sociétés en sortie de conflit ?

Ce qu’on sait déjà sur les élections en post-conflit

L’organisation d’élections démocratiques fait partie du paquet des opérations internationales de pacification, ces longs processus de construction de la paix et des États (peace-building et state-building). Venant clore l’interventionnisme international, elles sont censées répondre à de multiples objectifs :

  • La participation politique, les élections étant la forme minimale ;

  • La désignation d’un gouvernement légitime à qui rendre la souveraineté de l’État (et les fonctions régaliennes notamment de la sécurité, de la gestion monétaire et financière, du développement) ;

  • Le fonctionnement démocratique de l’État et sa capacité à réguler de façon non-violente les conflits.

Or l’expérience des deux décennies passées offre plutôt des exemples de ré-émergence de la violence (Angola, 1992, Kenya, 2007, Côte d’Ivoire, 2010), d’échec de la démocratisation (Liberia, 1997, RDC, 2011), de contestation des pouvoirs en place (Afghanistan, 2009)… Autant de situations qui évoquent bien peu la construction d’une paix durable. Pourquoi les élections ne contribuent-elles pas à sortir des conflits armés et des crises politiques mais au contraire cristallisent pour les pérenniser les fractures et les enjeux du conflit antérieur ?

Les élections mettent en scène une compétition politique dans un contexte encore trop fragile. Les conséquences sont multiples :

  • La première leçon tirée des échecs des processus électoraux en post-conflit concerne le calendrier : la Bosnie-Herzégovine en est le plus clair exemple en organisant des élections entre 6 et 9 mois après la signature de l’accord de paix (Accord de Dayton, 1995) pour élire à la fois les représentants de l’État (Bosnie-Herzégovine), de l’entité (Fédération croato-musulmane et République Serbe) et des municipalités. Ces élections ont été particulièrement contre-productives en renforçant la dynamique identitaire et les appartenances communautaires et en apportant une légitimité politique supplémentaire aux leaders nationalistes qui ont mené la guerre. Le vote nationaliste a été généralisé par manque de confiance dans un avenir pacifique.

L’année 2000 marque un tournant avec des élections plus tardives dans le processus de paix (Kosovo et Timor Leste) ; pourtant la légitimité politique des dirigeants élus et le lien de confiance avec l’État sont encore bien fragiles.

Il faut donc laisser davantage de temps entre la fin des violences du conflit et les premiers scrutins ; pourtant le temps qui passe ne suffit pas comme nous le montre l’exemple récent de la Côte d’Ivoire (2010). Il doit être mis au profit du dialogue au sein de la société, plutôt que d’attendre des citoyens qu’ils se positionnent et s’opposent par candidats interposés.

  • Les élections, si elles réussissent assez bien à créer des institutions (institution-building), peinent à les incarner avec une élite dirigeante légitime.

On est donc en train de confondre démocratie et légitimité politique : veut-on instaurer la démocratie – là où parfois elle n’existe pas – ou bien mettre en place des processus permettant d’amener au pouvoir des individus légitimes aux yeux de la population ? La légitimité politique n’est pas uniquement issue des mécanismes démocratiques, elle dépasse largement le paradigme de la démocratie.

  • Une vision courante et fausse du post-conflit est celle d’un espace nouveau, presque vierge ; or les appartenances et les dynamiques politiques sont au contraire bien prégnantes, avec des camps très marqués. Ainsi, les élections n’amènent pas au pouvoir de nouveaux acteurs politiques mais les chefs de guerre bien connus, avec le risque de légitimer les auteurs de violence (Liberia, 1997 avec Charles Taylor).

  • En se faisant le miroir des lignes d’affrontement du conflit, les élections rejouent les rapports de force du conflit et par conséquent les tensions et les menaces à l’égard des populations civiles.

La fragilité d’une société au sortir d’un conflit armé se traduit par un manque de sécurité, physique d’abord si les combats n’ont pas totalement cessé, sous la forme d’attentats par exemple, et générale tant que la réconciliation n’aura pas permis la restauration de relations de confiance. Tant que cette étape n’est pas achevée, les électeurs exprimeront un vote de défense – en portant leur voix vers les représentants des factions du conflit qui les protégeaient ; et les candidats seront issus des factions du conflit. L’élection reproduit donc les enjeux du conflit par d’autres moyens. La confrontation est ainsi de même nature, et si les élections sont régulières, seul le rapport numérique déterminera à qui revient le pouvoir…. curieuse résolution d’un conflit.

Au-delà, les élections peuvent permettre d’institutionnaliser les dynamiques apparues avec le conflit, telles que les alliances et les rationalités politiques.

En conclusion, le compromis et la modération dont à la fois les élections ont besoin pour parvenir à remplir leurs objectifs de représentation et de légitimité, et auxquels elles sont censées conduire, ne peuvent pas se produire dans un contexte de post-conflit : par manque de sécurité, de réconciliation et de sentiment d’appartenance à une même collectivité et à un avenir commun.

Le manque de confiance caractérise les contextes du post-conflit et la question de la confiance se pose à plusieurs niveaux : depuis le niveau individuel (comment faire confiance à l’autre ? suspicion sur son identité, sur ses appartenances, ses activités pendant le conflit) ; entre groupes (les médias, les partis politiques, les associations, etc.) ; envers l’État. La confiance réflexive énoncée par Guido Möllering (2) décrit bien la dynamique à impulser pour reconstruire la confiance : si une nouvelle institution créée ou recréée après le conflit n’attire pas la confiance, elle ne fonctionnera pas ; sans l’investissement de la population, une institution ne peut exister ni se déployer. La confiance ne peut se construire à sens unique, elle a bien besoin de ce double sens de la réflexivité.

Les processus électoraux comportent un réel potentiel de déstabilisation et d’émergence (ou de ré-émergence) de la violence, que l’actualité récente ne dément pas (Kenya, RDC, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Irak, Égypte).

Les sociétés en sortie de conflit violent se caractérisent par une série de dilemmes – tous ne sont pas énoncés ici – auxquels nous pensons que les élections ne peuvent pas répondre :

  • Le dilemme du retrait de la communauté internationale : les élections servent de « porte de sortie » alors que bien souvent elles raniment le conflit ;

  • Le dilemme de la polarisation de la société en post-conflit et le besoin d’unité dans le choix d’un gouvernement commun ;

  • Le dilemme des fragilités du tissu social alors que les élections sont une compétition, une confrontation.

Sur la base de cette revue critique de processus électoraux en post-conflit les plus emblématiques, une liste des besoins en post-conflit peut être dressée :

  • la participation politique pour que les processus ressemblent aux citoyens et qu’ils s’y identifient ;

  • la légitimité des élites dirigeantes ;

  • la souveraineté de l’État ;

  • la confiance ;

  • la représentation politique.

A l’opposé, et bien loin d’une compétition, le post-conflit a besoin de produire du collectif. Il s’agit du besoin de se sentir appartenir au même État, du besoin d’éprouver chaque jour les valeurs, les pratiques et les rêves en partage. Comment valoriser et éprouver les valeurs en partage pour se distancier des thèmes de la division et de la confrontation ? En inventant, restaurant, mettant en scène des temps et des lieux où chacun les expriment, les questionnent, les expérimentent. Ce sont des moments de rencontre entre citoyens pour se rappeler que l’autre nous ressemble et partage des attentes, des espoirs, des valeurs, des conceptions communes.

Au-delà de telles activités qui peuvent s’inscrire dans le long terme et connaître une régularité – telles que les constructions nationales en ont historiquement connu – ce besoin de produire du collectif, dans le contexte fort singulier du post-conflit doit prendre la forme d’un temps d’expression spécifiquement consacré à la reconstruction de la cohésion sociale. Sous la forme d’un processus d’expression et de consultation des citoyens de l’échelle locale au niveau national.

II. Quelques propositions pour refonder le politique en sortie de conflit violent

En termes de contenu, il s’agirait d’un vaste processus national de consultation dans lequel les citoyens pourraient s’exprimer sur, à la fois :

  • les déséquilibres et les injustices perçus ;

  • leurs attentes notamment vis-à-vis du rôle de l’État (les conceptions du pouvoir et de l’État, les fonctions qu’ils lui attribuent, les tâches qu’ils s’attendent à le voir remplir) et d’autres acteurs (non-étatiques, notamment ;

  • les causes identifiées du conflit ;

  • l’avenir dans lequel ils se projettent et comme ils l’imaginent.

Dans sa forme, la consultation nationale peut prendre la forme d’assemblées locales, à l’échelle qui s’avère la plus pertinente en fonction des institutions existantes et de leur perception par les citoyens (conseils de village, conseils municipaux, assemblées régionales etc.). La consultation devra être encadrée par la médiation et la modération de personnes perçues comme neutres, légitimes à recueillir une parole personnelle et capables d’attirer la confiance (il s’agit de sécuriser un espace pour la prise de parole).

Du point de vue méthodologique, le travail de recueil des informations devra intégrer un volet de capitalisation pour les faire remonter, de proche en proche, au niveau national.

Le processus doit répondre aux besoins suivants :

  • exprimer le ressenti du conflit ;

  • exprimer les besoins ;

  • exprimer les perceptions relatives au pouvoir pour comprendre les dynamiques de la légitimité politique ;

  • exprimer pour les ressentir collectivement les valeurs en partage.

Les effets attendus

1/ Exprimer pour l’expérimenter et l’exalter, le sentiment commun d’appartenance à une même collectivité.

2/ Orienter les programmes politiques des candidats qui, une fois les expressions des citoyens publiées, ne pourront pas les ignorer et seront ainsi poussés à y répondre par des propositions.

3/ Restructurer le paysage politique, sur la base de solutions et de propositions transversales aux communautés nées du conflit.

  • 1. Exprimer pour l’expérimenter et l’exalter, le sentiment commun d’appartenance à une même collectivité

La période de concertation et de consultation permet la rencontre et donne une chance à la prise de conscience que les individus se ressemblent, qu’ils ont les mêmes besoins et les mêmes priorités. Cet échange donne également une chance à l’énonciation de valeurs communes.

Il s’agit d’une dynamique d’expérimentation du sentiment d’appartenir à une même communauté, pour produire du collectif.

Snyder et Ballentine (3) analysent en post-conflit, une « segmentation de la demande d’idées » qui correspond au communautarisme issu du conflit, à la polarisation de la société et au déficit de sécurité et de confiance qui induisent un repli identitaire. Un autre des besoins en post-conflit est celui pour des propositions politiques transversales aux collectivités existantes et exacerbées par le conflit.

  • 2. Orienter les programmes politiques des candidats qui, une fois que les expressions des citoyens publiées, ne pourront pas les ignorer et seront ainsi poussés à y répondre par des propositions.

Sur la base des attentes exprimées localement et collectivement, les candidats aux élections pourront se déclarer et présenter leur programme :

Les programmes des candidats sont ainsi forcés de correspondre et de répondre aux besoins et attentes exprimés par les populations ; les citoyens électeurs pourront ainsi choisir parmi les différentes solutions proposées et non sur la base des formations politiques antérieures au conflit ou (celles) issues du conflit. De plus, les besoins et attentes exprimées par les citoyens traiteront au plus près des causes profondes du conflit, en termes de déséquilibres, d’injustices et de sous-développement.

La demande populaire donnant les thèmes du débat politique, les appartenances politiques peuvent se redéfinir en rupture avec les entités qui ont sous-tendu le conflit (leaders, factions ou partis politiques) et avec les dynamiques issues du conflit (appartenances identitaires, ostracisme, nationalisme). Le processus peut ainsi conduire à la création de nouveaux partis politiques. De plus, les thématiques du débat pourront plus facilement dépasser les appartenances identitaires et embrasser des enjeux transversaux à la société toute entière.

  • 3. Restructurer le paysage politique, sur la base de solutions et de propositions transversales aux communautés nées du conflit.

Dans les périodes de transition, il est nécessaire de conduire une réflexion sur l’identité et la composition de la classe politique, sur sa capacité à refléter la population et à porter ses revendications. Son renouvellement doit être assuré pour la rendre plus représentative.

L’impact recherché par ce processus est ainsi double :

  • restructurer le paysage politique, étape nécessaire pour éviter de pérenniser les divisions qui ont conduit au conflit et que le conflit a renforcées ;

  • tisser à nouveau les liens de la cohésion sociale en dépassant les clivages issus du conflit.

Ces deux points correspondent à 2 défis majeurs du post-conflit.

Enfin, il semble important de rappeler que l’organisation d’élections au sortir d’un conflit armé ou d’une crise politique profonde comporte des enjeux pouvant être lourds de conséquences :

  • les élections engagent sur un terme relativement long (5 ans généralement) pour des niveaux de responsabilité très haut ;

  • cet engagement est d’autant plus ferme qu’il est aussi encadré qu’attendu par la communauté internationale ;

  • il confère un haut niveau de légitimité aux personnes élues.

L’enjeu pour les électeurs se joue en termes de représentation et d’accès à des ressources et des droits, à savoir aux aspects cruciaux de leur vie.

Notes

  • (1) : Par post-conflit, nous entendons le post conflit armé, qui peut être assimilé à la crise politique. Nous considérons le conflit, au sens général, comme le résultat de la rencontre d’objectifs incompatibles portés différentes collectivités au sein d’une société. Le conflit peut être tout à fait pacifique, sans intention de recourir à la violence ; il peut être d’ordre social, politique, etc. Dans ces conditions, il est un phénomène normal de la vie en société : il est courant que les intérêts opposés se rencontrent et se confrontent. Le système politique doit être capable d’offrir aux porteurs de tels conflits les moyens de dialoguer pour trouver une solution négociée. Le conflit violent intervient lorsque les outils politiques ne sont pas disponibles et ne permettent pas que le conflit soit traité par le dialogue et la concertation.

  • (2) : In Seligman A.B. The problem of Trust, édition Princeton University Press, 1997, 232 p.

  • (3) : Snyder J., Ballentine K., « Nationalism and the Marketplace of Ideas », in International Security, vol.21, n° 2, autumn, 1996.