Paris, 2007
Sommes-nous devant une mutation profonde des relations internationales par l’instauration d’un axe Sud-Sud-Sud basé sur le rapprochement politico-économique de la Chine, de l’Inde et du Brésil ?
Introduction
Une convergence d’intérêts entre trois grands pays : le Brésil, l’Inde et la Chine commence à être identifiée. Les relations bilatérales et les sommets à trois se sont multipliés ces dernières années. Des mesures de convergence sont adoptées… Les médias, notamment du Sud, commencent à parler de la création d’un nouvel axe Sud-Sud-Sud venant bouleverser en profondeur les relations internationales jusqu’au point de proposer une alternative aux Nations Unies, notamment à son Conseil de Sécurité : ces trois pays pourront bientôt avoir la capacité de prendre de décisions communes et de mettre en œuvre des initiatives partagées, mettant le reste des pays devant le fait accompli.
Cet article a pour objectif de vérifier cette hypothèse : si celle-ci est confirmée, cela pourrait entraîner des changements importants pour la paix et la sécurité mondiale.
Relations bilatérales/coopération et problèmes
Le premier constat concerne un élément extrêmement important : les convergences, les rapprochements, les traités communs entre ces trois grands pays sont axés sur l’économie, concrètement sur le commerce. Ces derniers touchent très peu, ou pas, d’autres domaines pouvant devenir facteurs de conflits, ou de paix, tels que la gestion des ressources naturelles, la démocratisation du pouvoir, la recherche d’un développement durable, la sécurité, etc.
Cet article va donc effectuer une lecture comparative des différentes politiques commerciales de ces trois pays, et leurs stratégies à l’échelle mondiale ; afin de montrer les secteurs où il pourrait y avoir convergence ou divergence entre ces trois.
Après la fameuse théorie de l’ère de la Révolution culturelle qui consistait à « marcher sur deux jambes », c’est-à-dire développer simultanément la ville et la campagne, l’industrie lourde et l’industrie légère ; les dirigeants chinois ont échafaudé une double stratégie, appelée « Rouler sur deux roues » qui signifie qu’il faut ouvrir les marchés et libéraliser les échanges, c’est la roue de la cohabitation avec les pays développés. Et aussi opérer des transferts de technologies et de savoir-faire avec les « PVD » (pays en voie de développement), c’est la roue de la coopération.
Plus concrètement, la Chine demande aux PVD de rechercher la stabilité, de procéder à des ajustements structurels, d’ouvrir leurs marchés, de renforcer les mécanismes de coopération économique, de mettre en place de nouveaux schèmas de développement et de renforcer leur capacité de résistance aux risques. Des pays développés, elle exige diverses mesures destinées à stimuler le développement et à réduire la pauvreté, comme de l’assistance technique, des prêts à taux préférentiels, de l’investissement dans des projets d’aide.
La Chine entend participer très activement aux discussions de l’OMC. En effet, elle demande que les tarifs européens sur les produits agricoles et les tarifs des États-Unis sur les textiles soient réduits avant de considérer un nouvel abaissement de ses tarifs sur les produits non agricoles. Et enfin, les négociations doivent mener à un système commercial international ouvert, compétitif et légal, par opposition à un système où les plus forts dominent : ainsi il faudra tenir compte du degré de développement de chaque pays et des capacités de négociation de chacun d’eux. Car, l’élaboration de nouvelles normes pour le travail, telles que proposées par les États-Unis, ou l’adoption de nouvelles mesures environnementales est jugée prématurée. Les nouvelles normes du travail feraient perdre à la Chine un avantage comparatif important et pour cette dernière, les mesures de protection de l’environnement seraient injustes parce que les pays développés ont pu exploiter les ressources naturelles pendant des années sans se soucier de l’environnement.
En vérité, nous savons que, la Chine est en compétition avec les pays en développement dans les secteurs où elle jouit d’une main-d’oeuvre abondante ainsi que dans les secteurs à faible intensité technologique qu’elle domine, comme ceux de l’électronique et de l’électroménager. Et la réponse des dirigeants chinois aux inquiétudes des PVD est que le développement progressif de ces secteurs en Chine va amener une délocalisation des industries les moins performantes vers ces derniers, et ceci afin de promouvoir le développement et d’atteindre une prospérité commune.
Cependant, la véritable position de la Chine dans l’OMC se situe au-delà de ce discours très tiers-mondiste. En fait, la Chine semble vouloir bénéficier de ce que les deux mondes offrent de plus avantageux, c’est-à-dire d’une part un accès plus facile aux marchés des pays développés et une protection de ses investissements dans les PVD et d’autre part la garantie de mesures d’exception à titre de PVD pour protéger son propre marché.
C’est ainsi que, dans le premier cas, la Chine a sollicité l’appui des PVD pour obtenir de l’OMC un assouplissement des règles de libre-échange. Dans le second cas, Pékin s’appuie sur les pays développés pour franchir les différentes barrières tarifaires et non tarifaires dressées contre ses produits d’exportation.
La place de la Chine au sein des organisations internationales est de plus en plus importante.
Et, l’OMC ne constitue pas la seule option de politique commerciale extérieure du pays. Un échec des négociations dans cette organisation demeure possible, et dans ce cas, les pays pourraient décider de régler leurs différends commerciaux par des discussions bilatérales ou encore pourraient se subdiviser en blocs économiques fermés sur eux-mêmes. Mais, la constitution d’une zone de libre-échange régionale pourrait cependant faire perdre à la Chine de nombreux appuis parmi les PVD de la région. Le Japon et les États-Unis courtisent en effet l’Inde et plusieurs États du Sud-Est asiatique dans l’espoir de constituer leur propre zone de libre-échange, zone potentiellement rivale de celle envisagée par la Chine.
Sans nul doute que l’Inde a la prétention d’être une puissance globale, et c’est dans cette optique qu’il faut comprendre, du moins, ses actions diplomatiques. Sur le plan économique, cela se traduit par un militantisme pour faire reconnaître la spécificité des PVD dans leurs relations avec les pays avancés. Depuis la conférence de Bandung en 1955 qui a lancé le Mouvement des non-alignés (terme d’ailleurs créé par le président indien d’alors, Jawaharlal Nehru), l’Inde s’est posée en leader des pays du Sud. À l’époque, il s’agissait surtout de préserver la souveraineté des États nouvellement indépendants face aux deux superpuissances dans le climat de Guerre froide qui avait commencé à s’installer. Bien vite, cependant, l’écart grandissant entre le niveau de vie des pays développés et celui des anciennes colonies va amener le combat sur le front économique. C’est pourquoi les pays du Sud ont constitué divers groupes pour trouver des positions communes sur les questions économiques.
De façon générale, la position de l’Inde est que les pays développés imposent aux PVD de libéraliser les secteurs dans lesquels les premiers ont un avantage comparatif (particulièrement celui des biens manufacturés) alors même qu’ils résistent à la libéralisation des secteurs dans lesquels ce sont les PVD qui ont un avantage comparatif.
Sa position est aussi similaire sur la question des subventions à l’exportation des produits agricoles ; Mais la position de l’Inde dans ce cas est un peu moins nette, puisqu’elle n’hésite pas à réclamer le droit de protéger son secteur agricole pour des raisons de sécurité alimentaire et de sécurité économique pour ses travailleurs agricoles. Il faut dire cependant qu’avec une population rurale à 70 %, il serait impensable qu’elle ne demande pas un statut exceptionnel pour les PVD qui sont dans sa situation.
L’Inde s’oppose fermement à l’inclusion de normes environnementales et du travail dans les négociations de l’OMC. Ce pays justifie sa position en disant, d’une part, qu’il n’est pas question de faire de l’OMC un gouvernement mondial, et qu’en conséquence cette organisation ne doit traiter que des seules questions liées directement au commerce ; et d’autre part, que l’inclusion de ces questions risquerait de légitimer le recours à des mesures protectionnistes par les pays développés. Il est évident que malgré l’attachement que le gouvernement indien professe pour le respect de la nature et des droits des travailleurs, l’Inde considère que le bas niveau de ces normes en ces domaines constitue un avantage comparatif. De plus, dans le cas des normes environnementales, trois autres facteurs doivent être pris en considération.
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Premièrement, l’Inde dispose de très peu d’énergie fossile sur son territoire, à tel point que le pétrole correspond au quart de ses importations. Elle possède cependant du charbon, qui est une forme d’énergie très polluante.
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Deuxièmement, elle considère que la réduction des émissions de gaz à effet de serre incombe d’abord et avant tout aux pays développés, responsables de la majeure partie de la pollution mondiale.
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Troisièmement, elle considère que la réduction des normes dans les accords environnementaux multilatéraux devrait être accompagnée de mesures facilitant le transfert des « technologies propres » aux PVD.
Pour les pays en développement, la question des Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) constitue un enjeu majeur, puisque, par définition, les brevets et autres formes de droit de propriété intellectuelle visent à créer une situation de monopole pour les entreprises qui ont développé de nouvelles technologies. Ainsi, l’article 7 de la première partie de l’accord sur les ADPIC de 1994 déclare que « la protection et le respect des droits de propriété intellectuelle devraient contribuer à la promotion de l’innovation technologique et au transfert et à la diffusion de la technologie, à l’avantage mutuel de ceux qui génèrent et de ceux qui utilisent des connaissances techniques et d’une manière propice au bien-être social et économique, et à assurer un équilibre de droits et d’obligations. » Mais le gouvernement indien soutient que cet article trouve bien peu d’échos dans les pratiques des pays développés à l’égard des PVD.
De façon concrète, la position du gouvernement indien à Doha cherchait à réduire la portée des ADPIC dans le cas des médicaments génériques. À cet effet, un groupe de PVD, incluant l’Inde et le Brésil, a émis une déclaration ministérielle sur l’accord sur les ADPIC et la santé publique. Autrement dit, la position du gouvernement indien cherche à réduire la portée de ces accords dans le cas des médicaments génériques. En effet, tout comme le Brésil, l’Inde possède un important secteur pharmaceutique de produits génériques. En outre, le gouvernement indien cherche à étendre les indications géographiques à des produits autres que les vins et spiritueux (notamment au thé Darjeeling et au riz Basmati), et il veut aussi, obtenir des compensations pour les pays dont le savoir ancestral est mis à profit par des entreprises de pays développés (surtout dans le domaine des biotechnologies).
Curieusement, au contraire de l’Inde, bien que le Brésil profite d’un statut « de pays continent » et que la vigueur de son économie pendant la fameuse période du « miracle » des années 70 l’a placé sous les projecteurs internationaux, ce n’est que très récemment que ce pays a commencé à exploiter son statut de puissance intermédiaire et à influencer les institutions internationales pour qu’elles prennent en considération les intérêts et les préférences des pays du Sud.
Bien entendu, les conflits et les tensions qui ont opposé les États-Unis aux autres puissances globales après la Seconde Guerre mondiale ont profondément influencé le Brésil dans ses comportements à l’égard des enjeux internationaux. Toutefois, au cours des années 90, les intérêts et les stratégies du Brésil sont revues et la diplomatie brésilienne est motivée par un objectif principal qui est de renforcer l’autonomie du pays à l’égard des grandes puissances et favoriser l’avènement d’un monde multipolaire. C’est d’ailleurs le sens qu’on doit donner au Marché commun du Cône Sud (MERCOSUR) qui vient renforcer cette recherche d’autonomie économique et politique par le biais du développement de rapports internationaux particuliers. En fait, depuis le milieu des années 90, le MERCOSUR répond principalement à des préoccupations d’ordre stratégique et géopolitique en ce qui concerne le Brésil. Pour la diplomatie brésilienne, ce dernier serait un instrument grâce auquel il serait possible de construire un sous-système économique et politique qui mènerait à la reconnaissance du pays comme puissance intermédiaire dans le monde, et comme la principale puissance en Amérique latine.
L’agenda des discussions proposé par le Brésil identifiait plusieurs problèmes, parmi lesquels :
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Le sous-développement des infrastructures régionales ;
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La croissance des échanges commerciaux intra-régionaux ;
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Le développement des technologies et du savoir-faire local ;
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Le renforcement de la démocratie et de la sécurité régionale.
Ces thèmes sont tous directement associés au projet brésilien qui favorise la ratification d’un éventuel accord de libre-échange sud américain visant à réduire l’éventualité d’une négociation commerciale bilatérale, une situation qui réduirait grandement les gains que pourrait trouver le Brésil dans la ZLEA.
D’autre part, le Brésil cherche depuis le milieu des années 90 à renforcer sa présence en Afrique, une région où ni la Chine ni l’Inde ne peuvent revendiquer un statut de prépondérance, ce que le Brésil arrive à accomplir en capitalisant sur son importante population d’origine africaine. Déjà très présent au Mozambique et en Angola, notamment sur le plan de l’exploitation des réserves pétrolières de ce dernier pays, le Brésil utilise la coopération Sud-Sud pour rassembler autour de lui un groupe de pays pouvant l’appuyer dans les forums internationaux. Et pour certains, le Brésil poursuit une stratégie beaucoup plus agressive visant à conquérir les marchés du Sud et à ouvrir de nouveaux espaces pour ses propres investisseurs.
En Asie, la complexité des rapports régionaux et la présence de la Chine et de l’Inde ne permettent pas au Brésil d’agir unilatéralement comme il peut le faire aussi facilement en Amérique du Sud et en Afrique. Préférant ménager les susceptibilités chinoises, Brasilia a délibérément choisi d’éviter le développement d’un partenariat semblable avec l’Inde, qui est valorisée pour sa seule capacité à absorber des produits brésiliens.
Par ailleurs, si au niveau bilatéral la coopération indo-brésilienne est presque nulle, dans le contexte des forums multilatéraux elle prend une importance grandissante. Car, quoi qu’il en soit, ce pays a la même position que l’Inde sur la question des subventions agricoles versées par les pays développés, sur la question de l’accord sur les vêtements et les textiles, sur le fait que l’OMC n’est pas le lieu propice pour discuter de sujets tels que les normes du travail et les normes environnementales, sur les ADPIC et la santé publique et sur la nécessité de protéger le savoir indigène.
De plus, le Brésil et l’Inde s’accordent pour demander un véritable traitement spécial et différencié.
Les relations Inde-Chine sont différentes. En effet, la Chine est absente de plusieurs forums dont l’Inde fait partie (entre autres le G-24, qui rassemble des pays développés et des PVD pour discuter de l’architecture monétaire et financière internationale, et le G-15, qui rassemble des pays non alignés et des PVD pour faire avancer la coopération Sud-Sud). Du reste, le fait que la Chine n’était pas encore, jusqu’à la conférence de Doha, membre de l’OMC, mais qu’elle négociait les conditions de son admission l’a empêchée de s’exprimer clairement sur tous les enjeux que nous avons décrits plus haut ; elle avait même défendu la nécessité d’une coopération sino-indienne pour contrer le protectionnisme des pays développés.
L’équilibre politico-économique indien demeure fragile. Et le fait que la majorité de la population (70%) vit en milieu rural contrebalance le poids du grand capital dans la dynamique des réformes. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’attitude frileuse de l’Inde vis-à-vis de l’OMC. En effet, contrairement au gouvernement chinois, dont la stratégie est d’utiliser l’OMC pour imposer à la société les réformes jugées indispensables, le gouvernement indien a une attitude toute défensive vis-à-vis de l’organisation ; la coopération au sommet sert justement au gouvernement à se prémunir des effets de la globalisation, surtout dans les domaines où l’Inde est moins compétitive ou dans ceux où elle le serait mais où elle n’a pas accès aux marchés des pays développés.
Conclusion
Contrairement à l’Inde, la Chine et le Brésil peuvent assez bien se protéger contre les assauts de la libéralisation. Bien plus encore, leur stade de développement plus avancé que celui de l’Inde leur permet d’adhérer à une stratégie de défense des intérêts des PVD ou à une stratégie de défense des intérêts des pays développés, suivant leurs intérêts sectoriels. La Chine et le Brésil sont donc amenés à coopérer dans plusieurs secteurs, tandis que la Chine et l’Inde ont des intérêts qui les empêchent d’atteindre une telle coopération. Cependant, le Brésil peut se monter beaucoup plus souple avec l’Inde puisque les marchés des deux pays sont très différents. Une coopération plus profonde entre les deux pays demeure donc possible aussi longtemps que l’économie de la Chine continuera de se renforcer.
L’étude montre que la Chine est la principale bénéficiaire de la coopération entre les trois pays, mais que cette coopération préfigure l’émergence de nouveaux pôles économiques internationaux dans certains secteurs comme l’aéronautique, les communications ou la biotechnologie. Il est aussi possible de conclure qu’en dépit des discours rassurants de coopération tenus par les dirigeants des trois pays, l’Inde sort désavantagée du commerce entre les trois pays.
Malgré les convergences, nombreuses, entre ces trois grands pays, nous croyons que la constitution d’un nouvel axe Sud-Sud-Sud venant bouleverser les relations internationales n’est qu’un produit de la pensée idéaliste qui ne corresponde pas à la réalité. Celle-ci fait preuve d’un monde où les alliances sont ponctuelles, où chaque pays pense d’abord à ses intérêts, dans une démarche de concurrence individualiste et nationaliste venant contredire en profondeur certains éléments de la mondialisation actuelle. Ce qui signifie, pour les relations internationales, qu’il n’y a pas de bouleversement profond du système actuel : celui-ci continue à être dominé par une double concurrence : entre puissances d’une part et, d’autre part, entre des pays en croissance en vue d’acquérir la puissance. Ce qui entraîne, pour le champ de la paix internationale, la reproduction des risques désormais classiques dans le sens où la « communauté internationale » n’est qu’une invention théorique servant à produire du brouillard pour cacher les divisions, nombreuses et profondes, qui traversent la dite « communauté internationale », ainsi que les conflits potentiels entre les composants d’un monde disloqué en plusieurs dont l’intention de converger pour chercher une gouvernance mondiale venant répondre aux défis mondiaux actuels brille par son absence.
Notes
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Auteur de la fiche : Idrissa AMADOU.