Fiche d’analyse Dossier : Principes et pratiques de l’action non violente

Alternatives Non-violentes, Rouen, mars 2007

Vous avez dit « désobéisseur » ?

Proposer le mot « désobéisseur » à la langue française semble légitime et nécessaire pour qualifier correctement l’auteur d’un acte de désobéissance civile. D’autant plus que l’emploi de « désobéisseur » permet également de chasser quelques malentendus relatifs à la notion de désobéissance civile !

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Nos sociétés sont dominées par une culture de l’obéissance. Dès sa première enfance, le petit homme est « formaté » pour obéir. Il doit obéir dans sa famille et à l’école. Devenu adulte, il doit encore obéir dans sa vie professionnelle et dans sa vie civique, le cas échéant à l’armée. S’il pratique une religion, l’obéissance lui sera présentée comme la garantie de sa fidélité. Ainsi, l’individu doit toujours obéir à ses « supérieurs » et la désobéissance est stigmatisée comme une faute grave. Comme telle, elle appelle une sanction sous la forme d’une punition.

Selon la théorie de l’État qui a prévalu jusqu’à présent dans nos sociétés, l’obéissance des citoyens à la loi de la majorité est l’un des fondements essentiels de la démocratie. Pratiquement, c’est la loi du nombre qui commande la démocratie. Mais la loi du nombre peut ne pas correspondre à l’exigence du droit. Et, dans ce cas, nul doute que le droit doit prévaloir contre le nombre.

I. La fonction de la loi

Certes, toute vie en société implique l’existence de lois. Dès que nous voulons jouer ensemble, il nous faut élaborer une règle du jeu. Et le jeu n’est possible que si chacun la respecte. Il serait donc vain, au nom d’un idéal de non-violence absolue, de concevoir une société où la justice et l’ordre pourraient être assurés par le libre concours de chacun, sans qu’il soit besoin de recourir aux interdits et aux obligations imposés par la loi. Celle-ci remplit une fonction sociale qu’on ne saurait nier : celle d’obliger les citoyens à un comportement raisonnable, en sorte que ni l’arbitraire ni la violence ne puissent se donner libre cours. Il ne serait donc pas juste de considérer les contraintes exercées par la loi seulement comme des entraves à la liberté, elles sont d’abord des garanties pour elle. En m’interdisant de voler les biens d’autrui, la loi garantit la sûreté de mes propres biens. Les lois justes sont le fondement même de l’État de droit. Pour autant que la loi remplisse sa fonction au service de la justice, elle mérite le respect et l’obéissance des citoyens.

Il est naturel qu’en démocratie le pouvoir politique bénéficie d’une présomption de légitimité, mais celle-ci n’est pas irréfragable, c’est-à-dire qu’il est possible de lui apporter une preuve contraire. Lorsque la loi cautionne ou engendre elle-même l’injustice, elle mérite la désobéissance des citoyens. La légalité des dispositions prises par l’État ne suffit pas à fonder leur légitimité. L’obéissance à la loi ne dégage pas le citoyen de sa responsabilité. La démocratie exige des citoyens responsables et non pas des individus disciplinés. « La désobéissance civile, affirme Gandhi, est le droit imprescriptible de tout citoyen. Il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme. La désobéissance civile ne donne jamais suite à l’anarchie, alors que la désobéissance criminelle peut y conduire. Sous peine de disparaître, chaque État met fin à la désobéissance criminelle par la force. Mais ce serait vouloir emprisonner la conscience que de faire cesser la désobéissance civile (1). »

II. La jurisprudence du procès de Nuremberg

Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, la Conférence de Londres se réunit afin d’entériner un accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe. Elle décide la création d’un tribunal militaire international chargé de l’organisation du procès de Nuremberg. Le 8 août 1945, la Conférence adopte le statut du tribunal qui définit pour la première fois trois nouvelles notions juridiques :

  • Les « crimes contre la paix » ;

  • Les « crimes de guerre » ;

  • Les « crimes contre l’humanité ».

Le statut précise : « Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices, qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes les personnes en exécution de ce plan. La situation officielle des accusés, soit comme chefs d’État, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse ni comme un motif de diminution de peine. Le fait que l’accusé ait agi conformément aux instructions de son gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique ne le dégagera pas de sa responsabilité, mais pourra être considéré comme un motif de diminution de peine, si le tribunal décide que la justice l’exige. » En affirmant ainsi que le fait que les accusés aient agi en obéissant aux ordres de leur gouvernement ne saurait les dégager de leur responsabilité, le tribunal crée une jurisprudence reconnaissant non seulement le droit mais le devoir des citoyens de désobéir à des ordres dont l’exécution porte atteinte au respect des droits de l’homme, quelle que soit la fonction exercée par ces citoyens au sein de la société.

III. Le devoir de désobéir aux lois injustes

Ainsi, celui qui se soumet à une loi injuste porte une part de la responsabilité de cette injustice. Ce qui fait l’injustice, ce n’est pas tant la loi injuste que l’obéissance à la loi injuste. Dès lors, pour dénoncer et combattre l’injustice engendrée par la violation du droit, pour lutter contre l’injustice de la loi, il est nécessaire de désobéir à la loi. Le désobéisseur est un dissident, il n’est pas un délinquant. Il ne se désolidarise pas de la collectivité politique à laquelle il appartient : il ne refuse pas d’être solidaire, il refuse d’être complice.

Ce n’est pas la loi qui doit dicter ce qui est juste, mais ce qui est juste qui doit dicter la loi. Aussi bien, lorsque le citoyen estime qu’il y a conflit entre la loi et la justice, il doit choisir de respecter la justice et désobéir à la loi. Ce qui doit inspirer le comportement du citoyen, ce n’est pas ce qui est légal, mais ce qui est légitime. Ici, plusieurs questions se posent. N’est-il pas dangereux de laisser à chaque citoyen la libre appréciation de la légitimité des lois ? Permettre à chacun la liberté d’agir à sa guise, n’est-ce pas instituer le désordre dans toute la société ? Ne va-t-il pas suffire qu’une loi déplaise à un individu pour qu’il revendique le droit de lui désobéir ? Selon quels critères, en définitive, un citoyen peut-il avoir la certitude qu’une loi est injuste ?

À toutes ces interrogations, on ne peut répondre autrement qu’en affirmant que le citoyen doit assumer l’entière responsabilité de ses décisions et de ses actes. En dernière analyse, l’homme ne peut se décider à agir autrement qu’à travers les lumières et les exigences de sa propre raison et de sa propre conscience. Il court certes le risque de se tromper, mais ce risque serait encore plus grand s’il choisissait de se conformer aux décisions prises par d’autres. Pour avoir raison, il faut prendre le risque de se tromper. Choisir l’obéissance inconditionnelle, c’est choisir l’irresponsabilité. Au demeurant, en se mettant délibérément hors la loi, le désobéisseur prend pour lui-même des risques qui peuvent être considérables. Et ces risques sont de nature à le dissuader d’enfreindre la loi pour ne faire valoir que ses intérêts particuliers. L’expérience prouve amplement que le citoyen risque beaucoup plus d’obéir à une loi injuste que de désobéir à une loi juste.

« Le désobéisseur est un dissident, il n’est pas un délinquant. Il ne se désolidarise pas de la collectivité politique à laquelle il appartient : il ne refuse pas d’être solidaire, il refuse d’être complice », J.-M. Muller.

IV. La respiration de la démocratie

L’histoire nous apprend que la démocratie est beaucoup plus souvent menacée par l’obéissance aveugle des citoyens que par leur désobéissance. En réalité, l’obéissance passive des citoyens fait la force des régimes arbitraires et totalitaires ; dès lors, leur désobéissance peut être le fondement de la résistance à ces mêmes régimes. « Nous avons compris une grande vérité, écrivait le dissident soviétique Vladimir Boukovski, à savoir que ce n’est pas le fusil, ce ne sont pas les chars, ce n’est pas la bombe atomique qui engendrent le pouvoir, et le pouvoir ne repose pas sur eux. Le pouvoir naît de la docilité de l’homme, du fait qu’il accepte d’obéir. (…) Nous savons donc quelle peut être la force foudroyante de l’insoumission de l’homme. Et les puissants le savent aussi (2). » La désobéissance civile apparaît nécessaire à la respiration de la démocratie. Loin d’affaiblir la démocratie, elle la protège et la renforce. « Il faut beaucoup d’indisciplinés, écrit Georges Bernanos, pour faire un peuple libre (3). »

Le devoir de désobéissance civile à une loi, à un règlement ou à un ordre injuste concerne tout particulièrement le citoyen-fonctionnaire. Le code de déontologie des agents de l’État devrait explicitement préciser que tout fonctionnaire doit refuser d’obéir non seulement à un ordre illégal, mais également à un ordre illégitime. Il convient donc que, dans une démocratie, les pouvoirs publics élaborent des instructions officielles sur les obligations des fonctionnaires lorsqu’ils se trouvent confrontés à un ordre illégitime. Ces instructions doivent souligner que les administrations publiques ont un rôle stratégique majeur dans la défense de l’État de droit. Cependant, la déontologie du fonctionnaire, comme toute déontologie, ne peut être définie par la seule référence aux dispositions juridiques, elle doit impérativement se référer aux exigences éthiques.

V. Du désobéissant au « désobéisseur » 

Il est tout à fait remarquable que notre langue n’a pas éprouvé le besoin de nous offrir un substantif au verbe « désobéir ». Elle ne nous permet pas de nommer l’acteur qui désobéit. Comme si l’acte de désobéissance ne pouvait en aucun cas être légitimement revendiqué par un acteur. Ainsi, le verbe désobéir n’a pas produit de substantif, comme le verbe démolir a produit démolisseur, le verbe fournir a produit fournisseur, etc. Notre langue ne nous permet que d’employer l’adjectif désobéissant, qui est le participe présent adjectivé du verbe désobéir. Le même mot n’a pas été substantivé et ne peut donc être employé comme un nom. De celui qui désobéit, on peut dire qu’il est désobéissant, on ne peut pas dire qu’il est un désobéissant, comme on peut dire de celui qui milite qu’il est un militant. Il est très significatif que le Petit Robert, après avoir précisé ainsi la signification de l’adjectif désobéissant : « qui désobéit », croit devoir ajouter aussitôt : « ne se dit guère que des enfants »… Quant au Dictionnaire historique de la langue française, publié sous la direction d’Alain Rey, il nous dit que l’adjectif désobéissant « est d’emploi très usuel, souvent appliqué aux enfants »… Pour sa part, le Dictionnaire français illustré des mots et des choses, publié en 1910 sous la direction de MM. Larive et Fleury, illustre le mot désobéissant par cette phrase : « Un écolier désobéissant fatigue ses maîtres »

L’enfant désobéissant, c’est celui qui manque à son devoir, qui commet une faute et il mérite une punition. Tout cela est fort instructif et montre combien le mot désobéissant a, dans notre langue et dans notre culture, une connotation infantilisante et définitivement négative. Par analogie, le citoyen désobéissant est également celui qui manque à son devoir. Il est considéré comme un délinquant qui commet une infraction à la loi. Par définition, il est coupable de désobéir et il doit subir les sanctions prévues par la loi. Souvent, l’enfant désobéissant intériorise sa faute, se sent coupable et s’efforce de se cacher pour ne pas être vu, ne pas être pris et ne pas être puni. Jamais, il ne se vantera de sa désobéissance. S’il est soupçonné d’avoir désobéi, le plus souvent, il n’hésitera pas à recourir au mensonge pour s’innocenter. Pour se protéger, il s’installera dans le déni. De même, le citoyen désobéissant, par exemple le voleur, a souvent conscience d’avoir commis une fraude. Si son forfait venait à être découvert, il ne pourrait échapper à la réprobation générale. C’est pourquoi, il se gardera bien de revendiquer son action.

Mais la désobéissance peut être également pour l’enfant le moyen d’exprimer ouvertement sa colère et sa révolte face à l’autorité des adultes. Dans ce cas, il ne désobéit pas en se cachant, mais, au contraire, il désobéit au su et au vu de tout le monde. Le citoyen peut également faire éclater sa révolte contre une société dont il récuse toutes les lois.

Faute de mieux, on en est venu à désigner les citoyens engagés dans une action de désobéissance civile à une loi injuste en substantivant le participe présent du verbe désobéir : on les a appelés et ils se sont eux-mêmes appelés les désobéissants. Or, le citoyen qui désobéit à la loi parce qu’il considère qu’elle est injuste et qu’il veut, par son action, faire prévaloir la justice ne saurait être désigné par le même adjectif qui désigne celui qui se dérobe à son devoir de citoyen par un acte délinquant. Ce serait déjà le disqualifier en le nommant. Son comportement est à l’opposé de celui qui se rend coupable en désobéissant à une loi qui garantit la justice de l’ordre établi. En outre, le citoyen qui s’engage dans une action de désobéissance civile ne vient pas crier sa révolte contre la société sur la place publique. Il veut participer à la construction d’une société plus juste. C’est pourquoi, pour nommer le citoyen qui assume pleinement et revendique son acte de désobéissance, il convient de créer le substantif du verbe désobéir, c’est-à-dire celui de désobéisseur. Pour sa part, à l’inverse du citoyen désobéissant, le désobéisseur revendique haut et fort sa désobéissance dont il entend assumer toute la responsabilité. Il veut être l’acteur raisonnable, lucide, conscient, clairvoyant, comptable de son acte de désobéissance.

Ce néologisme se trouve justifié par une approche linguistique. À propos de la morphologie des mots, les linguistes nous disent que le suffixe « eur » sert à former, à partir d’un verbe, un nom d’agent qui désigne l’auteur d’une action. Le démolisseur est celui qui mène une action de démolition. Les substantifs formés à partir du participe présent d’un verbe, avec le suffixe « ant », ont une autre connotation : ils désignent celui qui prend une habitude, qui se donne une règle générale de conduite. L’enfant désobéissant est l’enfant mal élevé qui ne cesse de désobéir. Le militant n’est pas celui qui pose « un acte de militance », mais celui qui milite. Et il milite le plus souvent toute sa vie : il a « une vie de militance ». Le désobéisseur n’est pas un « désobéissant » en ce sens qu’il n’a pas pris l’habitude de désobéir, qu’il ne désobéit pas « généralement ». Au contraire, il a l’habitude d’obéir normalement aux lois dont il reconnaît la fonction sociale dans le maintien d’un Etat de droit. Et c’est précisément par le fait qu’il est un « bon citoyen » que l’action du désobéisseur prend toute sa valeur.

Notes

  • Auteur de la fiche : Jean-Marie MULLER, Écrivain et philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur la non-violence, notamment : Dictionnaire de la non-violence, Gordes, Édition Le Relié Poche, 2005 ; Le principe de non-violence. Parcours philosophique (1995), réédité chez Marabout en 1999.

  • (1) : Gandhi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 235-336.

  • (2) : Vladimir Boukovski, Et le vent reprend ses tours, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 35.

  • (3) : Georges Bernanos, Les enfants humiliés, Paris, Gallimard, 1949, p.77.