Fiche d’analyse Dossier : Principes et pratiques de l’action non violente

Alternatives Non-violentes, Rouen, juin 2008

Peut-on convaincre sans violence ?

Il existe au moins deux grandes familles de techniques de manipulation, celle qui joue sur les affects, les sentiments, et celle qui joue, pour le truquer, sur le raisonnement lui-même. Il est parfois tentant d’y recourir. Refuser la manipulation pour des raisons éthiques et aussi d’efficacité, c’est toujours éviter de se dégrader soi-même. La disposition non-violente qui cherche à convaincre sans violence est finalement une force.

Mots clefs : Théorie de la non-violence | Education à la non-violence

Convaincre quelqu’un suppose que nous cherchions à obtenir un changement chez lui. Et donc de se placer dans une posture qui vise à obtenir de son auditoire qu’il modifie, un peu, ou parfois beaucoup, ses convictions.

C’est une entreprise difficile, au moins à deux niveaux.

  • Au premier niveau, cela est difficile pour ceux à qui on s’adresse, car les gens, et c’est normal, sont attachés à leurs opinons. Elles nous constituent et structurent notre identité. Changer sur un point risque de bouleverser bien des équilibres et provoquer une chute en série de « dominos » mentaux.

  • Au deuxième niveau il est difficile techniquement de convaincre. Il ne suffit pas d’affirmer son opinion, il faut argumenter, c’est-à-dire construire un raisonnement, trouver de bonnes raisons acceptables pour l’auditoire.

Dans ce contexte, on se demande souvent si argumenter ne relève pas de la ruse, de la séduction ou de la manipulation. On entend souvent cette objection. Une bonne opinion se défendrait toute seule et tout recours à une « méthode » serait au fond un artifice peu recommandable, une instrumentalisation de l’autre. Beaucoup de mauvaises raisons s’opposent à ce que nous acceptions de nous placer dans la posture de celui qui veut convaincre. Croire que l’argumentation est une ruse est la principale mauvaise raison qui nous empêche d’être efficace dans ce domaine.

Ce qui caractérise la ruse, c’est la dissimulation des procédés utilisés. Il ne faut pas confondre d’une part préparation d’une argumentation, recours à une méthodologie, mise au point d’arguments bien pensés en fonction de l’auditoire, et, d’autre part, ruse et manipulation. Ce n’est pas parce que l’on prépare les choses que c’est une ruse. Dans le cas de l’argumentation, et cela, comme nous le verrons, la distingue radicalement de la manipulation, la méthode utilisée pour convaincre est transparente. A l’auditoire de l’accepter ou pas. L’argumentation laisse libre l’auditoire là où la ruse est une forme de violence mentale.

Peut-on convaincre sans séduire, donc sans exercer une certaine violence ? La tradition rhétorique est claire sur ce point. On peut convaincre efficacement sans recourir, comme élément central, à la séduction. Si, pour défendre une opinion, on utilise uniquement des procédés de séduction, ou de menace, qui est une sorte de séduction inversée, c’est de la manipulation. Une approche éthique et humaniste de l’acte de convaincre implique de faire une disjonction claire entre d’un côté argumenter et de l’autre manipuler.

L’argumentation ne fait donc pas appel à la violence car elle permet de confronter des points de vue différents, de se convaincre, ou pas, sans que cela fasse déraper la relation vers la violence. Plus les sociétés se modernisent, plus la personne humaine y a une place importante, plus nos opinions s’écartent les unes des autres. Mais malgré tout nous souhaitons continuer à vivre en société, ce qui implique que nous ayons sur certains points des opinions en commun.

I. Le refus de la manipulation

Pourquoi faut-il refuser la manipulation ? Les manipulateurs, et aussi ceux qui enseignent les techniques de manipulation, défendent leur cause de plusieurs façons. D’abord ils disent que, bien sûr, c’est de la ruse et que cela consiste à exercer une certaine forme de violence, mais que « tout le monde fait comme cela », que la vie « n’est pas une partie de plaisir », et que « les hommes sont ainsi ».

Cet argument n’est pas acceptable. Beaucoup de personnes n’utilisent jamais des techniques de manipulation pour convaincre et ils ne s’en portent pas plus mal. Ce n’est pas inscrit dans la nature humaine, et même si cela était, il est toujours possible de s’en démarquer.

Ensuite ils disent « cela vous donnera du pouvoir sur les autres », « vous pourrez diriger des groupes, avoir de l’influence sur autrui, obtenir ce que vous voudrez ». Parfois même, certains ajoutent « si c’est pour une bonne cause, alors tout est permis ». Voilà une promesse que font ceux qui vendent des livres ou proposent des catalogues de formation qui font la promotion de telles techniques, comme par exemple celles de la PNL (acronyme pour les trois termes ronflants, destinés à faire illusion, de « Programmation neuro-linguistique »).

Si quelqu’un veut absolument exercer du pouvoir sur les autres, quitte à utiliser de la violence dissimulée, il n’y a effectivement pas grand chose à dire, sauf, peut-être, que cela ne marche pas si facilement, et qu’ils risquent de s’installer dans une conflictualité difficile à vivre, sans que les résultats soient forcément au rendez-vous.

Enfin ils soutiennent que le critère principal est l’efficacité : « si l’on veut convaincre, il faut s’en donner les moyens et ceux-là marchent à tous les coups ». Ce point est très largement discutable. Convaincre en utilisant des techniques de manipulation est-il vraiment efficace ? Même si la réponse à cette question n’est pas simple, on répondra ici clairement non, le recours à la manipulation n’est pas efficace.

Soyons plus précis : si l’objectif est de convaincre en profondeur, de faire que la personne fasse sienne, librement, l’opinion qu’on lui a proposée, la manipulation n’opère pas. S’il s’agit d’obtenir par la force, la ruse et la violence dissimulée, une adhésion réactive, superficielle, sans véritable accroche dans l’esprit de la personne, alors la manipulation est « efficace ».

II. La différence entre argumenter et manipuler

Malgré les difficultés que l’on peut parfois éprouver à analyser les situations concrètes, il y a une très nette différence entre les techniques de manipulation et les techniques d’argumentation. Ce sont deux mondes bien distincts. Toutefois deux éléments peuvent sembler communs.

Le premier est que, dans les deux cas, il s’agit d’une stratégie, ou, du moins d’une action que l’on prépare. Mais cela ne suffit pas, en soi, pour dire qu’il s’agit de la même chose. Nous préparons beaucoup de nos actions. Elles ne sont pas pour autant manipulatrices, ou même simplement manquant de respect pour les autres.

L’une des caractéristiques de la manipulation est précisément que les techniques employées dans ce contexte ne doivent pas être visibles pour l’interlocuteur et que tout doit être fait pour les dissimuler. C’est d’ailleurs un critère simple et efficace pour déterminer la nature d’une technique pour convaincre : si on doit la cacher pour qu’elle marche, c’est que, très probablement, sinon toujours, elle est manipulatoire !

Les stages de « PNL », très souvent organisés dans les entreprises ou même par des organismes de formation, fonctionnent selon ce principe. On y apprend par exemple des techniques de synchronisations corporelles qui constituent une véritable violence mentale (vous devez copier votre comportement physique sur celui de l’interlocuteur – postures, rythme de la respiration, clignements d’yeux, etc.) Vous devez les mettre en œuvre dans les situations où il faut convaincre. Mais, surtout, on vous dit que l’interlocuteur ne doit pas s’en rendre compte, sinon cela ne marche pas…

De même, lorsqu’on utilise un amalgame pour convaincre, on dissimule soigneusement qu’il s’agit d’une association non fondée. Il faut donc créer un sentiment d’évidence, en utilisant par exemple le rythme de la phrase, comme dans ce fameux amalgame : « les grands problèmes que connaît la France actuellement, le chômage, les maladies contagieuses, le SIDA, l’immigration, les épidémies ».

Que l’immigration soit, comme en tout temps et en tout lieu, une catégorie de « problème » qui se pose à tout pays, n’a rien à voir avec ce dont on veut nous convaincre ici, c’est-à-dire que les immigrés apportent le SIDA, les maladies contagieuses et les épidémies (en plus du chômage…) ou que, du moins, il s’agit de la « même » catégorie de problème. L’absence de lien et la manière dont est construit le raisonnement sont ici soigneusement cachés.

On le voit, le fait que dans les deux cas on prépare l’action ne suffit pas pour dire que l’argumentation et la manipulation sont la même chose.

Celui qui argumente ne fera jamais faire à une personne une chose avec laquelle elle serait en désaccord. Il ne le pourrait d’ailleurs pas avec les simples méthodes de l’argumentation. A l’opposé, celui qui manipule n’hésitera jamais à faire accepter, si c’est son propre intérêt, ce avec quoi son auditoire serait en désaccord.

Notes

  • Auteur de la fiche : Philippe BRETON, Chercheur au CNRS, chargé de cours à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) ; auteur notamment de : Convaincre sans manipuler, Paris, Éd.La Découverte, 2008 ; Éloge de la parole, Paris, Éd. La Découverte, 2007 ; L’argumentation dans la communication, Paris, Éd. La Découverte, 2006 ; Argumenter en situation difficile, Paris, Éd. Pocket, 2005.