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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Guatemala, 2004

Entre la société civile latino-américaine et la société civile mondiale en émergence : « l’Assemblée mondiale des Citoyens » de 2001, une alternative porteuse de sens.

L’objectif de cet article est d’approcher le rôle de l’Amérique latine dans l’extrême complexité du mouvement actuel d’émergence de la « société civile mondiale », ainsi que de montrer l’importance croissante, au sein de ce mouvement, d’une tendance visant à l’orienter et à lui donner un sens.

Mots clefs : Emergence d'une société civile mondiale | Mouvement pour une autre mondialisation | Mouvement pour l'émergence d'une Société Civile Mondiale | Assemblée Mondiale de Citoyens | Gérer des conflits | Amérique Latine

Le rôle de l’Amérique latine dans l’émergence d’une société civile mondiale

  • Des convergences

La notion de « société civile mondiale » a pour fonction d’unifier sous un même concept une grande diversité de formes d’actions sociales qui prennent de l’envergure dans un contexte de mondialisation complexe.

Cette notion a été élaborée dans les années 1990, au coude à coude avec la notion de « mondialisation économique », que l’ouvrage de R. Reich « The Work of Nations » publié en 1991, institue comme un « fait » et légitime. L’émergence de la « société civile mondiale » s’inscrit dans un processus beaucoup plus large de mondialisation à plusieurs dimensions (économique, culturelle, associative, symbolique, etc.) soutenant la légitimité de penser le monde désormais comme un lieu unique et d’agir à l’échelle mondiale.

Parmi plusieurs phénomènes ayant favorisé l’engagement d’une grande partie de la population latino-américaine dans l’émergence de « la société civile mondiale », j’en mets trois en lumière.

Premièrement, l’organisation sociale et l’essor des ONG. Via l’imposition de l’efficacité économique comme critère fondamental de l’action publique à la fin du XXe siècle, de nombreux États latino-américains ont été l’objet de pressions importantes destinées à réduire leur poids économique. L’une des mesures a été la diminution, voire l’abandon, des services sociaux de la part des États. Les agences multilatérales ont alors fait appel à des ONG locales pour canaliser leur aide au développement ou l’aide d’urgence. À leur tour, les populations destinataires de cette aide ont su profiter d’un tel contexte pour occuper l’espace social et économique laissé par le pouvoir politique. Celles-ci se sont mises à créer de petites et nombreuses ONG leur permettant :

  • De mettre en œuvre des dynamiques collectives de réflexion sur l’État et les perspectives du monde, autrement dit, sur les faits et sur les possibilités. Ces nouveaux acteurs devenaient petit à petit de véritables penseurs d’alternatives et constructeurs de sens.

  • De créer un espace social nouveau : reliant l’action économique, l’action politique et l’action sociale. Ces nouveaux acteurs devenaient de plus en plus de véritables constructeurs de sociétés.

  • De tisser des liens de plus en plus forts avec des ONG, des fondations et des institutions internationales, notamment des États-Unis et de l’Europe, favorisant l’internationalisation de l’action citoyenne.

  • D’utiliser rationnellement les nouvelles technologies de communication, notamment le courrier électronique et Internet, favorisant l’utilisation intelligente du Web, la mise au service de l’action citoyenne des nouvelles technologies de communication, créant petit à petit des réseaux et donnant naissance à des convergences stratégiques.

Deuxièmement, les liens entre local et global. La mondialisation économique entraîne une diminution du pouvoir réel des autorités politiques locales sur l’économie nationale au profit du pouvoir des entreprises internationales ou mondiales ainsi que de l’économie financière. Nombreux sont les citoyens qui pensent que le véritable pouvoir sur leur société ne s’exerce plus au sein de leur gouvernement. Qu’il est ailleurs. Ils en ont conclu que des actions centrées sur la politique locale ne constituaient plus une expression suffisante de la démocratie. La nouvelle citoyenneté devait s’exercer à l’échelle des nouveaux pouvoirs. Tisser des liens entre action locale et action globale s’est avéré à leurs yeux nécessaire. Les ONG locales ont alors commencé à tisser des liens Nord-Sud et Sud-Sud, pour des raisons non seulement financières mais aussi opérationnelles. En favorisant les relations entre des citoyens de l’Amérique latine, notamment du Brésil, de l’Afrique du Sud, de l’Inde, de la Chine… le monde devenait de plus en plus complexe, riche et intéressant. À l’inverse de la démarche « du global au local » qui pourrait favoriser l’imposition sur le concret de modèles abstraits préconstruits, la démarche « du local au global » montre un visage alternatif de la mondialisation…

Troisièmement, la nouvelle représentation du monde. Les citoyens latino-américains, engagés dans l’action sociale, ne se considèrent plus comme étant membres uniquement d’un État, d’une région, d’un continent, ils mettent en avant la notion de « citoyens du monde ». En effet, ils considèrent qu’une approche des questions d’actualité uniquement en termes nationaux n’est plus pertinente. Puisque les enjeux actuels sont transversaux, il faut penser à l’échelle planétaire. Le monde est devenu petit et tout est lié. Des questions telles que la démocratie, le développement, la protection de l’environnement, etc. se posent désormais à plusieurs niveaux, du local au mondial. Elles doivent être traitées à toutes les échelles. Nous sommes tous les membres d’une seule famille, disent-ils, et nous vivons tous sur une même planète fragile qu’il faut protéger. La convergence de tous les efforts locaux vers un effort mondial s’impose. Le véritable rôle des citoyens latino-américains consiste aujourd’hui à s’engager dans la construction d’une véritable société civile mondiale. La vraie nouvelle société civile, à leurs yeux, est mondiale.

Voici trois phénomènes, parmi d’autres, qui ont favorisé l’utilisation chez les citoyens latino-américains de la notion de « société civile mondiale ».

  • Des divergences

Malgré le fait d’afficher une certaine convergence de désirs, le fait de se présenter comme « la société civile latino-américaine » donne à cette nouvelle mouvance toute son hétérogénéité. En effet, celle-ci ne constitue pas « une seule société ». La notion de société civile latino-américaine a pour objectif de rassembler de façon logique une réalité extrêmement diversifiée et foisonnante. Il s’agit d’un concept unificateur ayant pour vocation d’aider à constituer la réalité, alors que cette dernière est traversée par des tendances très différentes, parfois opposées. Je me permets de mettre en lumière l’existence de différents groupes illustrant la composition complexe de cette dite société civile :

Les conservateurs : ils affirment qu’il vaut mieux protéger le système actuel et maintenir les règles existantes car, bien qu’imparfaites, elles permettent au monde de fonctionner. Ici se trouvent normalement les chefs d’entreprise et les grands patrons, les lobbies d’entrepreneurs, les associations professionnelles et tous ceux qui savent profiter du système actuel. Ils se réclament comme étant des membres constitutifs de la société civile. Ils représentent l’un des secteurs des plus importants au sein des sociétés latino-américaines.

Les réformistes : ils affirment que, bien que le système actuel mondial ne soit pas totalement mauvais, il y a certaines choses à réformer. Ils veulent lutter contre la pauvreté, l’exclusion, le racisme, etc. sans pour autant changer les structures sociales fondamentales. Ici se trouvent normalement les groupes de la nouvelle gauche, les sociaux-démocrates, les défenseurs des droits de l’homme, les indigénistes, les syndicats, les organisations à but humanitaire, etc.

Les nouveaux révolutionnaires : ils veulent changer l’ordre actuel du monde car celui-ci leur semble inefficace. Ils accusent la mondialisation économique, le capitalisme, l’industrialisation, l’État, le militarisme, la laïcité, etc. d’être responsables de tous les maux. Parmi les nouveaux révolutionnaires se trouvent des groupes très hétérogènes. Il s’agit le plus souvent de militants d’associations qui se battent de façon radicale pour leurs idéaux, dans le cadre et parfois aux limites de la légalité.

Il faudrait ajouter un quatrième groupe : les anarchistes. Il s’agit d’une minorité d’activistes qui se placent au sein de la nouvelle société civile tout en utilisant des moyens violents pour revendiquer leurs causes. Ils agissent hors du droit, voire contre le droit. Souvent, ils ont des liens avec des groupes obscurs (maffieux, ultra-nationalistes, fondamentalistes, racistes, fascistes, etc.). Bien que ces groupes veuillent être classés parmi les composants de la société civile, ils sont classés parmi les anarchistes en raison de leur discours ainsi que de leurs formes d’action, en faveur de l’intolérance et de la violence.

Un travail critique et prospectif au sein de la société mondiale en émergence

L’identification de ces quelques tendances montre les divergences et les oppositions qui traversent la dite société civile latino-américaine. Approcher cette dernière non de façon logique mais à partir de sa complexité et de ses contradictions, me permettra de montrer comment se met en place, à l’aube du XXIe siècle, petit à petit, un mouvement agissant au sein de la société civile mondiale en émergence cherchant fondamentalement à lui donner un sens. Ce mouvement va dans la direction de l’autocritique, de la quête d’une éthique commune, de l’élaboration de propositions et d’alternatives ainsi que d’une organisation opérationnelle et ouverte à l’échelle mondiale.

Les tenants de cette nouvelle approche veulent répondre aux critiques de fond adressées aux ONG, par le biais d’un travail de réorganisation profonde de la société civile mondiale naissante. Parmi ces efforts de réorganisation je me permets d’en mettre quelques-uns en lumière, concernant quatre domaines fondamentaux :

  • La responsabilité. L’une des critiques qui a été faite à la société civile concerne le décalage important entre la parfaite maîtrise des nouvelles techniques de reproduction culturelle et de communication de la part des militants (ordinateurs, internet, fax, photocopieuses, etc.), et leur manque de compétences dans les domaines de la création et de la proposition. En effet, la plupart des militants utilisent des slogans simples qui servent à mobiliser les masses (« annulation de la dette du Tiers-Monde », « ouverture totale des frontières »). En même temps, ils ne développent pas leurs capacités pour effectuer des analyses de fond sur les questions sur lesquelles ils se prononcent ni pour mettre en avant des propositions et des alternatives. Via un certain populisme, de nombreuses ONG cherchent à « toucher les sentiments » des gens, plus qu’à comprendre la complexité des procédures des phénomènes auxquels leur action veut s’attaquer, ou à élaborer de véritables alternatives. Devant ce phénomène, des citoyens engagés affirment que pour construire un nouvel ordre mondial il ne suffit pas de détruire l’ordre précédent. Il ne suffit pas de « condamner », disent-ils, il s’agit de construire. Le passage des premiers slogans en termes d’« antimondialisation » à de nouveaux slogans en termes de « pour une autre mondialisation » ne leur semblent pas non plus suffisants, car il ne s’agit pas d’inventer des slogans mobilisateurs. Ils affirment la nécessité d’élaborer un projet commun ainsi que les procédures concrètes de sa mise en place qui, jusqu’à aujourd’hui, ne sont explicités par personne. Ils critiquent le manque d’analyse, la simplification des enjeux, l’absence de propositions… L’étape de la dénonciation, disent-ils, doit laisser place à l’étape de la proposition et de l’engagement. L’accusation doit laisser la place à la responsabilité.

  • La représentativité de la pluralité. Une deuxième critique concerne les formes de représentation des citoyens du monde entier au sein de la dite nouvelle société civile mondiale : ces dernières sont encore très limitées. Les organisations qui composent cette nouvelle société civile, pour la plupart des « Organisations non gouvernementales », s’autoproclament les véritables représentantes de l’ensemble de la société civile mondiale, alors que, d’une part, celles-ci appartiennent pour la plupart à la zone occidentale du monde, d’autre part leurs dirigeants, eux, sont pour la plupart des européens ou des ressortissants du Nord des Amériques. En effet, pour prétendre participer au noyau des leaders mondiaux il est plus efficace d’appartenir à la culture judéo-chrétienne, d’avoir une formation occidentale, de venir des milieux citadins, de savoir bien utiliser les nouvelles technologies de l’information ainsi que d’en être équipé, de parler l’anglais… Bien que répondre à ces critères ne soit pas une condition officielle mais une nécessité pratique, ces derniers établissent un système invisible de recrutement de responsables favorisant une certaine population à l’échelle mondiale, aux dépens d’autres. Le recrutement et la formation des leaders actuels de la société civile mondiale risque de continuer à reproduire les inégalités et les privilèges reposant sur des critères économiques, sociaux, culturels, religieux, etc. Puisque la dite « société civile mondiale » n’est pas suffisamment plurielle par rapport à la diversité du monde, des efforts commencent à être faits pour que les populations marginalisées ou exclues soient intégrées. Quelques dirigeants actuels s’ouvrent à cette nouvelle perspective, d’autres leaders émergeants la mettent en avant comme une exigence, des groupes et des ONG qui étaient précédemment à la périphérie veulent devenir, eux aussi, des acteurs premiers de l’émergence d’une société civile véritablement mondiale.

  • La démocratie interne. Une troisième critique concerne le fait que les groupes citoyens semblent parfois déroger en interne aux règles démocratiques qu’ils exigent à l’extérieur. Souvent, en raison d’un pouvoir charismatique ou simplement des capacités de financement, de petites minorités prennent le pouvoir au sein de ces groupes. Ensuite, elles mettent en place des dynamiques de reproduction du statu quo qu’elles ont elles-mêmes créé. Des phénomènes d’autoritarisme peuvent se développer au sein des petits groupes locaux mais aussi à des échelles plus importantes, ainsi que des phénomènes de discrimination ou d’exclusion. Apparemment, c’est l’une des raisons pour lesquelles les ONG ne communiquent pas davantage sur leur organisation interne et sur la distribution du pouvoir en leur sein. Cette critique concerne aussi la question des finances. Alors que la plupart des ONG réclament la transparence dans la gestion financière des sociétés et du monde entier, elles ont tendance à ne pas communiquer à la société, ni parfois à leurs membres, leurs comptabilités internes. Dans ce sens, un mouvement se développe cherchant à instaurer des procédures démocratiques au sein des ONG et autres organisations, ainsi qu’à établir une communication transparente avec la société au sujet de leurs finances.

  • L’organisation. La quatrième critique concerne le fait que la société civile ne soit pas un ensemble organisé. La multitude de mouvements, groupes, associations, organisations, etc. qui la composent n’ont pas d’objectifs, de programme d’action ni de ressources communes. Ces multiples initiatives se conçoivent, très souvent, comme indépendantes les unes des autres, voire comme concurrentes. En raison de leur dépendance financière à l’égard de bailleurs de fonds internationaux et d’autres institutions, ces organisations luttent souvent entre elles afin de remporter le combat pour l’accès aux capitaux limités qui leurs sont octroyés. Parfois, des alliances s’établissent entre quelques ONG, mais le plus souvent il s’agit de phénomènes répondant à des nécessités conjoncturelles et non à des choix de fond. Ces alliances étant souvent conjoncturelles, leur première caractéristique est qu’elles sont éphémères. La société civile mondiale est envisagée dans le cadre d’un système mondial à trois composantes, où elle aurait pour fonction d’équilibrer le poids du marché d’un côté et celui de l’État de l’autre. Cependant, les choses se passent différemment. Les organisations citoyennes établissent leurs véritables alliances avec, d’une part, les grandes entreprises mondiales (lorsque les ONG se concentrent uniquement sur les effets pervers des modalités de gestion des programmes de restructuration économique, en vue d’aider des responsables économiques à gérer certaines questions sociales, environnementales, économiques, etc.), et avec, d’autre part, des institutions publiques locales, nationales, régionales, via des subventions importantes. Dans une telle situation, un mouvement émerge faisant appel à la nécessité, pour la société civile, de se doter des moyens d’opérer sur le plan analytique afin de bien comprendre les enjeux actuels, sur le plan de l’intercommunication afin de constituer un véritable réseau de mouvements convergents et sur le plan de l’organisation afin de se doter d’un projet commun et d’une organisation efficace exigeant la mise en place d’une véritable autonomie par rapport au domaine politique et au domaine économique.

Ces tentatives de réorganisation du mouvement d’émergence de la société civile mondiale rencontrent un succès important. La plupart des composantes de la société civile mondiale semblent apprécier ces efforts et les soutenir. Cependant, certaines minorités refusent d’évoluer dans cette direction. Une fissure commence à s’établir entre une majorité qui, bien qu’hétérogène, veut élaborer un projet commun et donner un sens à ses actions, et une petite minorité qui, sans aucun projet et sans aucune stratégie d’action, se limite à des manifestations de protestation, voire de destruction.

L’« Assemblée mondiale des Citoyens », Lille, décembre 2001

Quatre-cent personnes venant de plus de cent pays se sont réunies en « Assemblée mondiale des Citoyens » à Lille, du 2 au 10 décembre 2001. Cette Assemblée n’était pas le fruit de la conjoncture actuelle. Elle a commencé à être organisée dès 1994. De nombreux acteurs de la société civile se rencontraient depuis cette période lors de réunions nationales et internationales dans le monde entier. Ils ont jalonné le travail de plusieurs centaines d’organisations non gouvernementales, d’experts, de scientifiques et de groupes de citoyens de tous les pays, qui avaient décidé de constituer une « Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire ». Les participants à l’Alliance travaillaient sur les grands enjeux mondiaux, environnement, mondialisation économique, agriculture, guerre, paix, éthique… Ils se sont construits des espaces de dialogue où des personnes travaillant dans des milieux différents pouvaient se rencontrer et confronter leurs visions dans un dialogue constructif. L’utilisation d’Internet et de forums électroniques a permis de franchir les barrières géographiques et de mettre en place un dialogue multiculturel et pluridisciplinaire. Cette dynamique a été possible aussi grâce à la « Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme », dont le soutien financier a été très important depuis le début.

Au fur et à mesure que leurs liens se multipliaient, les membres de l’Alliance ont décidé d’organiser des rencontres régionales. En juin 2001, cinq rencontres internationales se sont tenues : à Dar-Es-Salaam, en Tanzanie, pour l’Afrique. À Quito, en Équateur, pour les Amériques. À Bangalore, en Inde, pour l’Asie. À Pêles, en Roumanie, pour l’Europe. Au liban pour la région Arabe.

Ils ont décidé de réaliser également une rencontre, à l’échelle mondiale, à l’aube du nouveau siècle, afin de permettre à des personnes du monde entier travaillant au sein de la société civile de se rencontrer, de se questionner mutuellement, de partager leurs expériences et leurs approches. Ainsi est née l’Assemblée mondiale des Citoyens. La méthode utilisée par l’Assemblée reflète bien sa démarche. La rencontre s’est déroulée en trois étapes de deux jours chacune. Pendant la première étape, les participants se sont réunis par milieux socio-professionnels. Pendant la deuxième étape, ils ont travaillé autour de thèmes précis. Pendant la troisième étape, ils se sont réunis par ensembles géo-culturels.

  • Les ateliers par milieux socioprofessionnels : proposer

Pendant les deux premiers jours de la rencontre, les participants se sont réunis par milieux socioprofessionnels : paysans, chercheurs, artistes, scientifiques, chefs d’entreprise, pêcheurs, religieux, militaires, chômeurs, etc. La diversité des participants reflétait bien la complexité du monde. Ils ont constitué vingt ateliers de travail.

Le fait de se réunir avec d’autres personnes ayant des expériences et des connaissances pertinentes à partir d’un même milieu, et exerçant en même temps leurs activités dans des contextes particuliers et avec des cultures différentes, a permis d’entamer une dynamique de regards croisés très complexe. L’atelier des scientifiques était composé d’Européens, de Latino-Américains, de Chinois, d’Africains, etc. L’atelier interreligieux était composé de pasteurs protestants suisses, de musulmans du Moyen-Orient, de Swamis indiens, d’évêques catholiques, de bouddhistes chinois, de prêtres orthodoxes russes, etc. L’atelier des artistes était composé de peintres brésiliens, de musiciens africains, de poètes chinois, etc. L’une des premières caractéristiques de cette Assemblée consistait en la représentation de toutes les régions du monde, de l’extrême diversité des activités humaines, des différents âges, des femmes et des hommes, des ruraux et des urbains, etc. Dans ces conditions, les participants n’ont pas voulu qu’une approche s’impose sur les autres. Ils n’ont pas voulu non plus fusionner leurs différences pour élaborer une sorte de regard unique. Ils ont voulu respecter leurs divergences pour se saisir de leurs convergences afin de montrer comment l’extrême complexité des enjeux actuels, ne se laissant pas comprendre par des théories simplistes, exige des réponses complexes.

Les questions qu’ils se sont posées n’étaient pas en termes d’accusation ni de condamnation aveugle. S’ils ont assumé une position critique, ils se sont également placés en tant que chercheurs d’alternatives et constructeurs d’humanité. Leurs questions étaient : « que faut-il changer ? Que faut-il construire ? Quel monde voulons-nous pour nos enfants ? Les participants ont constaté que les questions qu’ils travaillaient n’étaient pas isolées les unes des autres, et que celles-ci ne se posaient pas uniquement dans certains milieux ou dans certains contextes. Il ont également constaté que les grandes questions du monde actuel étaient transversales. Des éléments communs ont été trouvés sur ce qui leur semblaient constituer les défis majeurs du monde d’aujourd’hui. À partir de ce positionnement, ils ont élaboré des propositions de changement. Ils ont défini des alternatives concrètes au mode d’organisation du monde dans les domaines essentiels des relations des hommes entre eux et avec leur environnement.

Ces premières propositions ont constitué l’ensemble des thèmes de discussion de l’Assemblée pour l’étape suivante. En effet, le contenu de l’Assemblée n’a pas été proposé par « l’Alliance pour un Monde pluriel, responsable et solidaire ». Il a été défini par les participants eux-mêmes pendant les deux premiers jours de travail. Il concernait des domaines divers : éthique et valeurs, gouvernance mondiale, art de la paix, éducation, médias, économie financière, développement et environnement, production d’énergie et écosystèmes, etc.

  • Les ateliers thématiques : des questions aux valeurs

Pendant la deuxième étape, de deux jours aussi, les participants ont constitué des ateliers de travail selon les questions qu’ils avaient définies les deux jours précédents. Ils se sont répartis en 17 nouveaux ateliers.

Leur diversité socioprofessionnelle au sein de chaque atelier a permis la confrontation d’approches différentes sur une même question. Par exemple, les grandes questions économiques n’étaient pas traitées uniquement par des experts en économie, mais par un ensemble d’acteurs concernés par la question : experts économiques, paysans, scientifiques, chômeurs, philosophes, etc. Les grandes questions éthiques n’étaient pas traitées uniquement par des spécialistes, mais par un ensemble d’acteurs concernés par la question éthique : chefs d’entreprise, philosophes, politiciens, religieux, exclus, etc. Cela constituait une innovation par rapport aux rencontres classiques se déroulant le plus souvent entre des personnes travaillant dans le même milieu.

Une autre particularité a consisté dans le fait que les grandes questions traitées ne reproduisaient pas le discours dit classique de la société civile. Ni disciples de la pensée unique ni de son contraire, les participants à l’Assemblée ne se sont pas laissés enfermer dans la dichotomie à la mode « pour ou contre la mondialisation ». Ils ont tenté de comprendre les enjeux actuels, d’analyser les questions de fond. La complexité des questions les a conduit à se poser la question éthique. Ils ont considéré que les défis du monde d’aujourd’hui n’exigeaient pas uniquement des réponses techniques ou scientifiques d’un côté, ni métaphysiques ou spiritualistes de l’autre. Ils affirmaient que, puisque tous les domaines d’action sont liés, il s’agit aussi d’une question de sens. Une démarche éthique leur semblait nécessaire en vue d’orienter l’action de l’humanité dans le sens de la responsabilité. Ils ont alors abordé la nécessité d’une Charte éthique des responsabilités pour l’humanité.

À partir de leurs choix éthiques, les participants ont précisé des grands axes communs visant à établir une stratégie d’action ouverte. Ils voulaient être capables d’élaborer des propositions et des programmes d’action à la fois innovants et réalistes, dans une démarche de responsabilité citoyenne. Cette démarche a exigé des participants un travail axé non uniquement sur les objectifs à atteindre mais aussi sur les moyens à mettre en place pour y parvenir.

  • Les ateliers géoculturels : vers des alliances multiples

Pendant les deux derniers jours de travail, les participants ont constitué des ateliers géoculturels. Si pendant la première étape ils avaient élaboré leurs objectifs communs et formulé leurs propositions et si pendant la deuxième étape ils avaient défini les grands axes d’une stratégie d’action, la dernière étape visait les modes d’organisation. Des réunions à l’échelle continentale, régionale et sous-régionale ont permis aux résultats des discussions des jours précédents de trouver un espace de réalisation possible.

Ces rencontres régionales ont permis au moins trois innovations :

Premièrement, la dynamique était traduite dans la culture locale des uns et des autres. Si les enjeux sont transversaux, les façons de les aborder ont émergé des acteurs locaux : des différences d’expression se sont manifestées entre, par exemple, les participants de la Chine, de l’Amérique latine, de l’Europe orientale, du sous-continent indien, de l’Afrique, etc. Chaque participant a pu s’approprier la démarche.

Deuxièmement, cette dynamique a également été adaptée aux situations historiques particulières de chaque sous-région. Les uns ont mis l’accent sur des questions liées à l’environnement, à la protection des écosystèmes, etc. d’autres à la mondialisation, aux transactions financières, etc. d’autres encore aux conflits, à la violence, à la guerre, etc. d’autres aux questions liées à la pauvreté, aux maladies pandémiques, etc. d’autres à la culture, à la tradition, etc. Chaque participant a pu contextualiser la démarche.

Troisièmement, les acteurs locaux ont pu se rencontrer, partager leurs soucis et leurs richesses, et ils ont bien profité de l’occasion. En effet, les participants ont voulu faire fructifier le fait d’être réunis physiquement pour entamer des modalités d’organisation à l’échelle locale, sous-régionale, régionale, continentale et mondiale. Puisqu’ils avaient élaboré une approche transversale des questions d’actualité, ils étaient convaincus que l’impuissance de chacun tenait au fait de sa petitesse et de son isolement, qu’ils pouvaient produire de la puissance via une dynamique effective d’alliance, à la fois efficace mais aussi non institutionnalisée et ouverte. Ils ont constitué des réseaux, ils se sont donnés des rendez-vous pour continuer leur démarche commune, cependant ils ne se sont pas organisés dans le sens classique du terme. Ni structure, ni autorité, ni projet unique pour tous, mais seulement une mise en relation, horizontale et ouverte.

CONCLUSION

L’« Assemblée mondiale des Citoyens » illustre bien la nouvelle tendance de la société civile mondiale en émergence. Cette Assemblée peut être caractérisée par quatre éléments :

  • La participation effective d’acteurs de toutes les régions du monde et de tous les milieux.

  • La définition de valeurs éthiques communes inspirant leurs actions.

  • La précision et la formulation des objectifs communs et des grands axes de changement dans la longue durée, de caractère pacifique et innovateur, d’abord. Ensuite, la planification d’une stratégie opérationnelle, avec un choix des moyens rationnels et réalistes à mettre en place. Les deux éléments étant le fruit d’une démarche démocratique.

  • L’établissement d’une alliance horizontale, ouverte et en réseaux, favorisant la communication entre les différents acteurs dans le monde entier, le partage de valeurs communes, la définition d’objectifs convergents et la mise en œuvre d’initiatives novatrices capables de proposer et de construire d’autres mondes possibles.

Ces éléments tentent de répondre aux carences premières de la société civile mondiale, via les principes de pluralité, de responsabilité, de démocratisation et d’organisation ouverte privilégiés par cette Assemblée. Celle-ci ne constitue donc pas un événement isolé, elle fait partie du mouvement d’émergence de la société civile mondiale autant dans un processus de continuité que dans une dynamique de rupture.

Continuité car cette Assemblée n’aurait pu exister sans les innombrables efforts, petits et grands, des citoyens du monde entier qui s’investissent dans l’action civile. Dans ce sens elle trouve ses origines, en aval, au sein d’un mouvement beaucoup plus large qui lui a fourni son cadre d’existence, ses participants, sa pertinence et, surtout, sa légitimité.

Rupture aussi car cette Assemblée n’est pas le produit mécanique d’un processus ni l’expression d’un état de choses. Elle a été construite par des acteurs qui, agissant au sein de la société civile, ne voulaient pas faire des multiples petits changements, mais proposer une alternative à la société civile elle-même : ils voulaient lui donner un sens.

Moment d’aboutissement donc mais aussi expérience d’innovation. En effet, l’Assemblée mondiale des Citoyens veut montrer qu’au sein de la société civile mondiale il n’y a pas que du militantisme aveugle mais aussi de la compréhension intelligente des enjeux, pas que du volontarisme irresponsable mais aussi du questionnement éthique, pas que de la contestation radicale mais aussi des propositions et des constructions d’alternatives.

Quel sera l’avenir de cette Assemblée ? Quel sera son rôle dans le mouvement d’émergence d’une société civile mondiale ?

L’incertitude sur l’avenir de cette Assemblée, qui ne s’est donné ni structure, ni organisation, ni projet unique, ni autorité, constitue son intérêt et sa puissance : en raison des principes d’action que l’Assemblée a mis en place : pluralité, responsabilité, démocratisation et organisation ouverte, celle-ci pourrait, comme l’image de la levure dans la pâte, proposer aux citoyens du monde entier l’option pour une éthique commune et, par là, constituer un phénomène de fondation d’une nouvelle étape dans la constitution d’une société civile mondiale responsable, plurielle et solidaire.

Cette initiative manifeste aujourd’hui toute sa portée symbolique : elle illustre bien les efforts, de plus en plus importants, menés par des citoyens de tous les pays et de tous les milieux, pour devenir, via l’organisation d’une véritable « société civile mondiale », les sujets de leur propre mondialisation.

Notes

La première partie de cet article consiste en une présentation succincte du phénomène actuel d’émergence d’une « société civile mondiale », avec ses enjeux, ses contradictions, ses limites et ses perspectives. Cette partie est le fruit d’une expérience collective d’engagement citoyen La deuxième partie est une présentation de l’« Assemblée mondiale des Citoyens », tenue en décembre 2001 à Lille, comme exemple de l’un des multiples efforts pour donner un sens à cette société civile naissante. Cette partie est le fruit d’une conférence que M. Henri Bauer, participant à l’Assemblée mondiale des Citoyens, a prononcée au Guatemala devant une assemblée de responsables de différentes ONG locales en août 2003.