Fiche d’analyse Dossier : S’approprier le droit pour construire la paix en Afrique Centrale

Paris, avril 2007

Droit et société civile dans le Sud-Kivu: retour sur une dynamique historique

Juristes-Solidarités œuvre depuis 1989 en faveur du renforcement des pratiques menées par différents groupes à travers le monde, fondées sur une approche du droit que l’on qualifie traditionnellement « d’alternative ». Si le qualificatif est parfois contesté par les anthropologues du droit qui peuvent y voir une tentative de marginalisation de l’importance de ces pratiques dans la construction quotidienne du droit, son usage est particulièrement justifié dans le contexte de la République Démocratique du Congo.

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Comment ne pas militer pour une utilisation « alternative » du droit congolais quand son exercice officiel est perçu par une grande partie de la population comme un « pandemonium » et qu’est associée à ses appareils et ses professionnels l’image du « diable dans un bénitier » ? Comment rester passifs face à un système judiciaire présenté comme le « théâtre de l’injustice » (1) ?

Fruit de l’observation et de la capitalisation des activités menées depuis plus de 20 ans par deux partenaires de Juristes-Solidarités dans le Sud-Kivu, cette contribution plaide en faveur d’un rapprochement plus étroit entre les partenaires du développement de la RDC et ces initiatives, caractérisées par la solidité et la longévité des dynamiques à laquelle elles ont donné naissance. À l’heure où les intervenants humanitaires réfléchissent aux modalités de la poursuite de leur action en direction de la population congolaise, il nous semblait important de rendre hommage à la dynamique déjà ancienne du mouvement associatif du Sud et du Nord Kivu qui œuvre pour que les populations ne subissent plus le droit et soient actrices de leur propre développement. Sans ignorer les pièges souvent complices de l’instrumentalisation (par les pouvoirs locaux) et de l’angélisme (des intentions), le simple fait que certains promoteurs de cette dynamique soient parvenus à maintenir leurs activités durant les périodes très difficiles qu’ils ont traversées devrait nous aider à comprendre que sans eux aucune aide durable n’est possible. La difficulté tient alors, il est vrai, dans l’identification des acteurs les plus pertinents et les plus à même de relayer les interventions extérieures auprès des populations les plus vulnérables.

Le berceau de la société civile congolaise

A la suite de la crise qui a secoué la République du Zaïre, la décennie 1980 a vu dans la province du Sud-Kivu la constitution d’associations de développement qui s’étaient engagées à répondre aux besoins quotidiens des Zaïrois victimes du système d’exploitation mis en place par Mobutu. Remplissant progressivement les fonctions de développement socio-économiques traditionnellement dévolues à l’État, ces associations ressentirent dès la fin de la décennie le besoin de travailler en synergie. C’est ainsi que fut constitué le premier Conseil Régional des Organisations Non Gouvernementales de Développement (CRONGD) du pays en 1988. Beaucoup d’observateurs estiment que le Sud-Kivu représente le berceau du dynamisme associatif qui a fini par irriguer la majorité des provinces du Zaïre. Cette plate-forme, qui regroupe des organisations de la société civile oeuvrant dans différents secteurs (santé, agriculture, éducation, droits humains…), avait pour vocation de permettre aux acteurs locaux du développement d’échanger des informations et de coordonner leurs interventions (2). L’objectif principal proclamé par ses initiateurs étant de renforcer le poids politique et économique de la société civile, la participation du CRONGD/Sud-Kivu à la Conférence Nationale Souveraine (1991) a représenté une importante victoire dans cette voie. C’est en outre essentiellement grâce à la volonté et à la force de persuasion des animateurs du CRONGD-SK que le Conseil National des Organisations Non Gouvernementales de Développement (CNONGD) a pu voir le jour.

Cependant, en raison de l’amateurisme de certaines associations membres et de la multiplication anarchique de ces dernières (conséquence directe de la libéralisation proclamée du régime de Mobutu), le CRONGD du Sud-Kivu perdit peu à peu sa capacité de mobilisation et les dynamiques de solidarité qu’il avait contribué à mettre en œuvre dans la province s’étiolèrent. Les bailleurs de fonds et la population lui retirèrent alors leur confiance : le premier foyer cohérent du dynamisme associatif congolais connut la période la plus sombre de son histoire, que le conflit contribua encore à ternir. Aujourd’hui, si le CRONGD Sud-Kivu est toujours en activité, il rencontre d’importantes difficultés de fonctionnement, liées à son histoire, mais aussi à la situation socio-économique que connaît actuellement la province (3).

Ce bref rappel de l’importance historique du dynamisme associatif du Sud-Kivu à l’échelle nationale, mis en perspective avec la forte présence dans cette zone des acteurs humanitaires et de développement occidentaux depuis le début du conflit, suscite un certain nombre de questions. Sans chercher à y répondre de façon exhaustive, nous tenterons de livrer quelques éléments de compréhension, inspirés par les échanges réguliers entre Juristes-Solidarités et deux ONG kivutiennes (4) à l’origine de cette synergie régionale de la société civile, et qui continuent aujourd’hui à l’animer, ou plutôt à tenter de la réanimer.

Des dynamiques persistantes constitutives d’un renforcement de la démocratie

Depuis plus de 15 ans, Juristes-Solidarités entretient en effet des relations plus ou moins suivies - les crises majeures ayant affecté leur continuité - avec des organisations congolaises luttant pour l’appropriation du droit par les populations. La conséquence la plus directement perceptible de ces pratiques de vulgarisation du droit et de la loi consiste en l’éradication de la peur ressentie par la population à l’égard de toutes les manifestations d’un droit et d’un pouvoir étatiques qui échappent depuis longtemps à leur contrôle. Systématiquement victimes de taxes illégales, d’arrestations arbitraires et de la corruption des dépositaires de l’autorité publique, les Congolais ont en effet sans cesse été soumis à l’application d’un droit souvent qualifié de scélérat.

La justice relevant par définition du domaine réservé des autorités judiciaires et, le cas échéant, de certains partenaires de développement spécialisés dans le domaine de la justice dite transitionnelle, beaucoup d’analyses tendent à sous-estimer le rôle des organisations de la société civile locale dans ce secteur. Nous en voulons pour preuve le nombre très limité d’ONG invitées à participer aux travaux préparatoires destinés à dessiner les contours de la réforme du système judiciaire congolais impulsée par la Commission européenne en 2003. À l’occasion de l’audit effectué dans ce cadre, la place occupée par les ONG locales a de la même manière été sous-évaluée. Quant aux quelques voix officielles qui s’accordent pour reconnaître l’importance de leur rôle, elles ont tendance à critiquer leur volonté supposée de concurrencer les acteurs institutionnels du milieu (5).

Une étude attentive des interventions à long terme des acteurs de la société civile locale et de leurs discours les montre pourtant toujours tournés vers le renforcement de l’État de droit, et plus précisément des mécanismes ascendants (de type bottom-up) qui contribuent à son affirmation. Certes, face à la démission ou à la corruption de certains acteurs institutionnels chargés de l’exercice quotidien de la justice, ces organisations travaillent parfois à l’émergence de systèmes alternatifs de gestion des conflits. Mais que l’on parle de « justice alternative » ou « d’alternative de justice », l’objectif des organisations qui les promeuvent est loin d’être subversif : face à la déficience du système judiciaire, il s’agit en réalité d’œuvrer à l’application d’une justice de proximité, plus respectueuse des aspirations des populations. Loin de chercher à discréditer à tout prix les acteurs du système judiciaire classique, le travail primordial de sensibilisation de la population auquel se livrent les associations de services juridiques constitue en réalité un des fondements sur lesquels il sera possible de construire à moyen terme, à défaut d’un État de droit, « des états de droits, compris comme des situations de droits » (6). Pour reprendre une formule d’un anthropologue, « il n’y a pas que du droit dans le droit ! » (7).

Autrement dit, de tels modes d’action favorisent le renforcement du système judiciaire et l’affirmation d’une justice plus proche des gens, les interventions des associations contribuant à jeter les bases de la construction d’une société démocratique, pacifiée et égalitaire.

Les exemples du CADI et de l’ULOMARE

A cet égard, la trajectoire suivie par le Comité d’Action pour le Développement Intégral (CADI) au cours de ses 25 années d’activités est particulièrement emblématique. Qualifiées à tort de tentatives de concurrence des institutions judiciaires officielles, régulièrement soupçonnées d’être entachées de partialité, les activités menées par les structures telles que le CADI n’ont pas d’autre finalité que de renforcer l’application effective du droit et de la loi existants. Pour ce faire, la totalité des acteurs concernés est mise à contribution ; ainsi, loin de susciter la confrontation directe entre les populations et les agents de l’autorité, la sensibilisation s’effectue systématiquement sur le mode de la négociation. Fréquemment, ce sont les magistrats eux-mêmes qui, avec l’appui du CADI, prennent la parole face aux populations victimes d’abus de représentants de l’autorité, souvent couverts par leur fonction d’Officiers de Police Judiciaire, afin de leur expliquer comment s’en prémunir.

De la même manière, avant de recourir à des formes de mobilisation collective destinées à établir un rapport de forces favorable aux plus vulnérables, le CADI invite toujours les populations à débuter leur action en empruntant les voies normales de la contestation des décisions les concernant : formulation de recours devant les juridictions compétentes, demande officielle de saisine des autorités concernées… Ce n’est que dans un deuxième temps, en cas d’échec de cette première phase des négociations, que la mobilisation des populations (manifestations, « marches de colère », désobéissance civique…) est préconisée. On perçoit là encore une volonté avérée d’offrir aux autorités responsables la possibilité de répondre des abus commis sans que cette réponse passe forcément pour une soumission de leur part à la pression populaire. Ainsi, au-delà de la réparation des injustices commises, le rétablissement d’un dialogue entre les autorités et leurs administrés constitue aux dires de nos partenaires un objectif en soi : la mobilisation des acteurs locaux est d’autant plus forte lorsqu’elle est confirmée par le droit formel, comme l’attestent d’autres expériences à travers le monde (8).

Quant aux thématiques choisies par le CADI pour orienter ses activités de sensibilisation au cours de ses 25 années d’existence, elles révèlent une étonnante capacité d’adaptation aux enjeux soulevés par les contextes successifs dans lesquels s’inscrit son intervention. Dès 1991, la sensibilisation met ainsi l’accent sur la relation entre droit et démocratie, insistant notamment sur le respect des droits civils et politiques. Peu de temps après, c’est la notion de « développement » qui est adjointe aux traditionnelles séances d’animation sur les droits : les interventions s’articulent alors autour de la revendication des droits économiques et sociaux.

L’ULOMARE (9), qui a fondé son action sur l’application effective du droit à l’accès aux services de base (essentiellement l’eau et l’électricité), a toujours quant à elle privilégié la négociation. Ce travail de médiation entre les habitants et les sociétés publiques chargées de la fourniture de ces services n’aurait toutefois pas été possible sans l’établissement préalable d’un rapport de forces favorable aux plus démunis. Le développement de la pratique du dahulage (10) - certes illégale mais légitime vu l’impossibilité d’accéder par un autre moyen à un service essentiel tel que l’électricité - a permis à l’organisation d’imposer la mise en œuvre de ses revendications. En 1996, dix ans après sa création, l’ULOMARE, première association congolaise de défense des consommateurs, comptait déjà plus de 12 000 dahuleurs répartis dans une trentaine de cellules de base implantées dans les quartiers populaires de Bukavu, sans compter les autres noyaux de la cité minière de Kamituga et des villes d’Uvira de Goma. C’est en se prévalant de cette massive adhésion populaire que l’ULOMARE a pu remporter d’importantes victoires face à la toute-puissante Société Nationale d’Électricité (SNEL). Étant donné le rôle joué par la SNEL dans la captation des ressources par les potentats locaux et nationaux, et l’enjeu majeur que le contrôle des recettes de cette entreprise représente, cette activité de médiation était loin d’être sans risques, et les animateurs de l’ULOMARE en ont fait régulièrement les frais : menaces, intimidations et attaques personnelles ont pendant longtemps constitué le quotidien de ces défenseurs des droits les plus élémentaires. Avec la partition du pays, le combat devint encore plus âpre : les dirigeants du RCD considéraient en effet l’association de consommateurs comme profondément subversive, dans la mesure où, selon eux, son rôle se limitait à empêcher les abonnés de payer leurs factures, importante source de financement de la rébellion. Notons que le travail essentiel d’éducation et de sensibilisation de la population mené par ULOMARE échappait alors complètement à l’appréciation des nouveaux maîtres de la région. La société civile, quant à elle, ne s’y trompa pas, et plusieurs initiatives locales de développement emboîtèrent le pas à l’expérience de notre partenaire. L’exemplarité de son action, alliant sensibilisation, mobilisation et plaidoyer, lui a valu et lui vaut toujours d’être sollicité par d’autres organisations, luttant par exemple en faveur de l’émancipation et de la reconnaissance des droits des populations pygmées.

Les dernières preuves de l’efficacité de ces pratiques qui lient systématiquement droit et développement sont à chercher dans les solidarités à long terme qu’elles contribuent à faire émerger. Tout d’abord, l’intérêt de la démarche de ces organisations réside dans leur caractère indirect. Le CADI, loin d’apporter des solutions sur mesure aux problèmes des populations auprès desquelles il mène ses activités, ne fait par la sensibilisation que susciter la création de dynamiques sociales collectives au sein des différents groupes. À l’issue de ses séances d’animation sur les droits, les participants manifestent de façon quasi systématique leur volonté de se constituer en comités de développement et de défense de leurs droits ; le CADI se contente alors de leur apporter un soutien méthodologique dans l’élaboration de leurs projets. Dans le cas de l’ULOMARE, la technique employée est sensiblement la même. Parties de Bukavu, les premières initiatives de raccordement clandestin au réseau électrique ont finalement donné naissance à plusieurs dizaines de « comités d’électrification » dûment constitués, bénéficiant là encore d’un appui de la part de l’association-mère, qui se contente de dispenser des conseils en matière de sécurisation des installations et se charge de les représenter face à l’imposante Société Nationale d’Électricité. En termes d’implantation géographique, les deux associations ont connu une expansion impressionnante quand on la met en perspective avec les moyens mis en œuvre.

Des associations ressources potentielles pour les ONG internationales.

Ces deux exemples que l’on pourrait multiplier à loisir devraient contribuer à lever les soupçons que nourrissent parfois les acteurs nationaux et internationaux de l’humanitaire et du développement sur ces organisations locales. Les dynamiques de solidarité qu’elles font naître au sein des populations, leurs modes de relation avec ces dernières, essentiellement fondés sur un appui méthodologique aux structures communautaires de base, ainsi que la longévité de leur action initiée il y a 20 ans, devraient conduire les acteurs de l’action humanitaire et du développement à faire de ces organisations des partenaires privilégiés de leurs programmes. Dans le cadre d’actions d’urgence, ce type de partenariat se justifie d’autant plus que ces organisations disposent depuis longtemps d’un accès privilégié aux populations les plus vulnérables, qui constituent, au moins théoriquement, les premiers bénéficiaires de ces opérations.

Fiche publiée sous le même titre dans le dossier de la « Revue Humanitaire n°16 » intitulé « RDC : la croisée des chemins », printemps 2007

Notes

  • (1) : Citations extraites d’un rapport intitulé Droits économiques et sociaux en RDC : entre le mépris, l’ignorance et les abus, rédigé et communiqué à Juristes-Solidarités en 2000 par Roger Anderson Kabungulu, secrétaire général de l’Union des Locataires de Maisons et d’Abonnés à la Régie d’Eau et aux Sociétés d’Électricité (ULOMARE).

  • (2) : Le CRONGD Sud-Kivu s’est notamment illustré par la création de la radio associative Mandeleo, ainsi que par sa forte implication dans l’élaboration du Document Stratégique de Lutte contre la Pauvreté.

  • (3) : Sur 57 ONG membres, seules 27 bénéficient à l’heure actuelle d’un appui financier régulier. Quant au CRONGD lui-même, seule la plate-forme d’ONG belges 11.11.11 continue aujourd’hui à lui apporter son soutien.

  • (4) : Il s’agit de l’Union des Locataires de Maisons et des Abonnés à la Régie d’Eau et aux Sociétés d’Électricité (ULOMARE), fondée en 1988 à Bukavu, et du Comité d’Action pour le Développement Intégral (CADI), fondé en 1982 à Uvira. L’objectif principal de ces deux organisations, qui lient systématiquement dans leurs actions droit et développement, est de susciter au sein de la population des dynamiques de solidarité et de développement mises en œuvre au nom de l’application d’un droit légitime, sinon légal.

  • (5) : Il est vrai que les routines organisationnelles, les transactions bureaucratiques et la perméabilité des personnels concernés, dans les grandes institutions, sont bien reconnues. On peut lire par exemple à ce sujet les articles de Sandrine Lefranc, « Pacifier scientifiquement – Les ONG spécialisées dans la résolution des conflits » et Yves Buchet de Neuilly, « La crise ? Quelle crise ? – Dynamiques européennes de gestion des crises » in Marc Le Pape, Johanna Siméant & Claudine Vidal (dir), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Éd. La Découverte, 2006 (pp.238-254 & pp.270-286).

  • (6) : On doit cette distinction à Étienne Le Roy, in Le jeu des lois. Une anthropologie « dynamique » du Droit, coll. Droit et Société, Maison des Sciences de l’Homme, LGDJ, Paris, 1999 (p.264).

  • (7) : Bruno Latour, in La fabrique du droit, Éd. La Découverte, 2002.

  • (8) : Voir sur ce thème Clotilde Riotor, « La mobilisation de la « tradition » au sein d’une Commission de Vérité et de Réconciliation : le cas du Timor Oriental », in Après le conflit, la réconciliation ?, sous la dir. de Sandrine Lefranc, Éd. Michel Houdiard, 2006 (pp. 252-267).

  • (9) : Rappel : L’ULOMARE est L’Union des Locataires de Maisons et des Abonnés à la Régie d’Eau et aux Sociétés d’Électricité.

  • (10) : Le vocable de dahulage est dérivé de la francisation du verbe kudahula, qui signifie dans la langue locale Mashi « prendre le feu chez le voisin ». Le dahulage, encouragé et organisé par l’ULOMARE, consiste à raccorder clandestinement son foyer au réseau électrique, au nom du droit à l’accès aux services de base.