Fiche d’analyse Dossier : La démocratie en Amérique latine : moyen d’expression et de gestion politique des conflits actuels.

, Paris, 2005

Cuba : une actualité difficile à cerner

Le cas de Cuba est délicat. Malgré toute la documentation disponible, les avis sont très partagés, entre ceux qui considèrent le gouvernement du Comandante comme une dictature et dénoncent les exactions permanentes, et ceux qui, au contraire, défendent l’idée selon laquelle il existerait, à propos de Cuba, une propagande internationale totalement fausse et démesurée, destinée à diaboliser un système qui ne serait finalement pas si terrifiant. Où se situe donc la vérité ? La réponse à cette question est absolument fondamentale pour pouvoir dresser un bilan actuel de Cuba. Au risque de paraître peu téméraire, je partirai du principe que la vérité se situe entre les deux.

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Tout au long de ce mémoire, j’ai davantage dénoncé que défendu le régime castriste car la grande majorité des ouvrages que j’ai lus, se recoupent, à la lumière de divers témoignages, sur une réalité peu démocratique. Toutefois, il existe d’autres versions qui démentent cette réalité, et dont on ne saurait ne pas tenir compte.

Partant donc du principe que Castro n’est ni un démon, ni un enfant de choeur, je vais tenter de dresser un état des lieux de l’actualité cubaine, de la manière la plus impartiale possible, et je regrette déjà de ne pas avoir séjourné à Cuba pour pouvoir en parler de façon plus objective.

Avant de commencer, je tiens à préciser un point important, qui constituera la trame de l’étude du régime : je suis persuadée que les intentions de départ du Comandante comme celles du Che, étaient louables. Mais je suis également convaincue que la Révolution a, petit à petit, pris une tournure bien différente des motivations de départ à cause - et c’est là que je tempérerai mon analyse « anticastriste » - des interférences venues notamment de la politique américaine à l’égard de l’île (embargo etc) et qui ont pour partie contraint Fidel Castro à durcir son régime.

I. Une réalité cubaine vue de l’« extérieur » (et de la dissidence)

1. Politique intérieure de Cuba

Depuis son entrée triomphale à La Havane, le 8 janvier 1959, Fidel Castro n’a cessé de détenir la réalité du pouvoir, cumulant les fonctions de chef de l’Etat, président du Conseil d’Etat (renouvelé le 6 mars 2003 pour une durée de cinq ans), président du Conseil des ministres, et Premier secrétaire du Parti communiste cubain (le PCC) et les Forces Armées Révolutionnaires (FAR) contrôlées par Raúl Castro, qui n’est autre que le frère cadet du Comandante.

A Cuba, seule la presse officielle est distribuée et l’accès à Internet est très limité. L’exercice des droits et des libertés doit être conforme aux objectifs de la révolution. C’est ainsi que les journalistes peuvent être accusés de « propagande ennemie », les dissidents sont qualifiés de « mercenaires » des Etats-Unis : le régime cultive sans cesse le syndrome d’une révolution assiégée par l’ennemi extérieur en général, et par les Américains en particulier.

Ces derniers sont perçus comme les responsables de tous les maux de l’île et ils le sont en effet pour beaucoup, nous y reviendrons plus tard.

2. La répression de la dissidence cubaine

Cuba est depuis des années, considérée par la plupart des pays comme une dictature sans merci, comme l’ultime régime non démocratique du continent américain. Avant de nuancer quelque peu cette affirmation catégorique, nous nous pencherons sur le problème de la dissidence et de sa répression à Cuba.

Les premières générations de Cubains exilés aux Etats-Unis, étaient pour un interventionnisme américain « agressif » et voulaient reprendre, un jour, possession des biens qu’elles avaient été contraintes d’abandonner sur l’île.

Quant à la dissidence locale, elle recherche les moyens nécessaires à une transition non violente. Il est vrai que le Comandante se fait vieux et la question de l’après Castro est de plus en plus présente dans les discussions.

Des programmes de transition ont été présentés par des opposants (programme Osvaldo Paya en décembre 2003 ; programme « Todos unidos » de Vladimiro Roca en février 2004), mais tout débat sur ce thème est rigoureusement proscrit par les autorités.

En 2003, la dissidence a réussi à recueillir plus de 10 000 signatures sur un projet de référendum sur les libertés (projet Varela) : ce dernier fut totalement ignoré par le pouvoir en place qui a répondu en proclamant dans la Constitution le caractère intangible de la nature communiste du régime politique cubain.

Puis le 20 mai 2005, cette même dissidence est parvenue à organiser une réunion publique, convoquée par Marta Beatriz Roque (1) qui a rassemblé une partie des mouvements d’opposition : à cette occasion, des élus et des journalistes, notamment européens, venus assister à cette réunion, ont été expulsés par les autorités.

Le régime, qui depuis 1998 et la visite du pape, avait connu un relatif assouplissement (libération d’une centaine de prisonniers politiques, tolérance de certains mouvements dissidents) a finalement relancé la répression au printemps 2003 : en emprisonnant 75 dissidents dont l’activité était jusque-là tolérée et en appliquant à nouveau la peine de mort, qui avait connu un moratoire de fait de près de trois ans avant que trois des auteurs d’un détournement de bateau dans la baie de La Havane ne soient sommairement jugés puis exécutés le 11 avril 2003.

Selon les organisations de défense des droits de l’homme, il y aurait entre 300 et 400 prisonniers politiques à Cuba aujourd’hui (contre près d’un millier auparavant). Des libérations de dissidents ont eu lieu, ponctuellement, depuis la fin avril 2004 (dont 14 des 75 condamnés au printemps 2003), mais de nouvelles condamnations ont également été prononcées et le régime combat toute velléité d’opposition.

Par ailleurs, les conditions de détention des prisonniers politiques sont très rudes et souvent aggravées par l’isolement, les restrictions du droit de visite, ou le maintien en captivité de personnes en mauvaise santé.

Toutefois, et bien que les sources soient moins nombreuses, il existe des auteurs, Cubains pour la plupart, qui démentent l’obscurité de cette réalité et dénoncent les prises de position issues de la « pensée unique » occidentale, une « présentation systématiquement simplifiée et orientée, de la réalité cubaine » (2). Pour être le plus impartiale possible, j’ai décidé d’exposer maintenant cette vision radicalement opposée de la situation de l’île.

II. Une autre réalité cubaine, perçue de l’intérieur

Certains défendent l’idée selon laquelle Castro serait, en quelque sorte, victime de la politique de l’oncle Sam à l’égard de l’île. Cela est, d’une certaine manière, tout à fait vrai : en effet, il est impossible de ne pas prendre en compte l’embargo américain, et les intentions de Washington concernant l’île de Cuba, à l’heure de dresser un bilan actuel.

1. Le rôle des Etats-Unis dans le destin des Cubains

Selon Salim Lamrani (3), avant même la déroute du dictateur Fulgencio Batista en janvier 1959, le gouvernement d’Eisenhower avait pris la décision d’empêcher la victoire des révolutionnaires cubains. Bien que d’autres auteurs prétendent que, dans un premier temps les Américains avaient soutenu la révolution, Salim Lamrani affirme que dès le 15 avril 1959, le vice-président Richard Nixon, après sa rencontre avec Fidel Castro, avait conclu dans un mémorandum envoyé au Département d’Etat, qu’il était « l’homme à abattre » (4). Depuis cette date, Cuba a souffert d’un nombre extrêmement important d’attaques terroristes, organisées et financées par les exilés cubains de Floride et l’administration de Washington. Il n’existe pas d’autre équivalent historique d’une telle offensive de la part de la première puissance mondiale contre une petite nation du Tiers-monde.

C’est ainsi, dans un contexte d’hostilité permanente, que les Cubains ont érigé leur projet de société.

2. Embargo

Alors que les États-Unis guident le processus de la mondialisation, prônant les principes fondamentaux qui gouvernent leur politique commerciale (à savoir, l’ouverture réciproque des marchés et l’application de la règle de droit dans les relations économiques internationales), ils s’acharnent à maintenir une politique d’intervention économique accrue dans les affaires intérieures de Cuba, au nom du respect de la démocratie et du droit international. Cette politique, renforcée considérablement depuis la disparition de l’empire communiste, vise l’obtention de changements majeurs au sein du régime politico-social instauré à Cuba en 1959, suite à la victoire des révolutionnaires dirigés par Fidel Castro. Le moyen choisi par le gouvernement américain pour y arriver est d’encourager l’exclusion de l’État cubain des flux économiques et des échanges commerciaux internationaux, source obligée de son développement économique, social et humain. De ce fait, isolé et appauvri, le gouvernement cubain céderait aux exigences de la Maison-Blanche. Malgré la reconnaissance universelle des principaux piliers du droit international, tels que la non-intervention dans les affaires intérieures des États et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dont celui de choisir son système économique, politique et social, les États-Unis sont tout de même résolus à préserver leur leadership américain dans les affaires économiques internationales.

Les sanctions économiques à l’encontre de Cuba, en vigueur depuis le 7 février 1962, et imposées par le président Kennedy, sont à l’origine de nombreuses privations. Leur objectif est de détruire la capacité normative de l’Etat cubain en lui imposant un état de siège insoutenable. En novembre 2003, 179 pays ont voté contre les sanctions économiques à l’Assemblée générale de l’ONU, sans succès.

Cette attitude nord-américaine, frappe, il est vrai, de plein fouet la structure économique et sociale de la nation cubaine.

Pendant la guerre froide, Cuba a pu compter sur le soutien de l’Union soviétique et sur ses tarifs préférentiels. Mais depuis 1991, l’île doit faire face au marché international et à la recrudescence des sanctions économiques, avec notamment le vote de la loi Torricelli en 1992 et celle de Helms-Burton en 1996.

La première interdit à toute filiale d’entreprises américaines de commercer avec Cuba. Quant à la seconde, elle interdit à toute entreprise ayant des accords commerciaux ou technologiques avec Cuba, d’exporter vers les Etats-Unis.

Le contenu de ce blocus et surtout l’application extraterritoriale de ses règles qui imposent à la communauté internationale des sanctions décidées unilatéralement par les Etats-Unis, représente une violation de la Charte des Nations unies et des fondements du droit international en vigueur.

3. La politique de Washington envers Cuba

Wayne Smith, chef de la Section des intérêts américains à la Havane (SINA) sous l’administration Reagan, démissionna en 1982, en protestation contre la politique étrangère de son gouvernement. Après vingt-quatre années passées au Ministère des Affaires étrangères, il est sans doute l’un des meilleurs experts américains sur Cuba. A propos de la politique de Washington, il affirmait la chose suivante : « La démocratie et les droits de l’homme ne nous intéressent que très peu. Nous utilisons simplement ces mots pour cacher nos véritables motifs. Si la démocratie et les droits de l’homme nous importaient, nos ennemis seraient l’Indonésie, la Turquie, le Pérou ou la Colombie par exemple. Parce que la situation à Cuba, comparée à celle de ces pays-là et de la plupart des pays du monde, est paradisiaque » (5).

L’objectif des Etats-Unis avait été clairement énoncé en 1948 dans le document, « Policy Planning Study 23 » : « Nous disposons de près de 50 % de la richesse mondiale, mais seulement 6,3 % de la population… Notre véritable tâche dans la période à venir est de concevoir un modèle de relations qui nous permettra de maintenir cette position de disparité… Pour ce faire nous devrons nous départir de toute sensiblerie et de tout rêve, et notre attention devra partout se concentrer sur nos objectifs nationaux immédiats. Nous devons cesser de parler d’objectifs vagues et irréels tels que les droits de l’homme, l’amélioration du niveau de vie et la démocratisation. Le jour où nous devrons raisonner en terme de concepts clairs de pouvoirs n’est pas si loin. Moins nous serons entravés par des slogans idéalistes et mieux cela sera » (6). Aujourd’hui, l’administration Bush a considérablement renforcé l’agression contre Cuba, en exploitant tous les axes possibles :

  • L’étouffement économique.

  • Le financement d’opérations de déstabilisation (détournements d’avions, de bateaux, attentats, assassinats, sabotages, guerre bactériologique…).

  • La manipulation médiatique, à travers le financement de campagnes de désinformation contre le régime cubain (près de 40 millions de dollars sont consacrés par les Etats-Unis au financement des opérations dissidentes).

  • La pression diplomatique envers les pays qui hésitent à suivre la politique des Etats-Unis à l’encontre de Cuba.

La problématique cubaine doit donc être envisagée en tenant compte de ces divers éléments.

Mais certains auraient tendance à expliquer les réactions de Castro et l’ensemble des lignes de sa politique en tenant uniquement compte de ces éléments, comme si la politique américaine était à l’origine de tous les travers du Comandante.

III. Conclusion

Les Etats-Unis et la politique menée à l’égard de l’île ont une incidence incontestable sur la situation actuelle de Cuba, que ce soit au niveau social ou économique. Cependant, il est indispensable de faire la part des choses entre :

  • 1. La responsabilité des Américains dans ce qu’est « devenue » l’île.

  • 2. La nature répressive du régime castriste.

Je ne nie pas que les Américains aient toujours eu des idées bien arrêtées à propos du destin de Cuba, ni que leur but ait toujours été celui de garder une main-mise sur le destin de l’île.

Je ne nie pas non plus que la révolution de 1959 avait pour finalités l’indépendance du peuple cubain, et son élévation à travers l’éducation, la connaissance, un savoir adapté à chaque individu, le tout en respectant l’égalité entre les sexes, les races, les religions.

Mais 46 ans plus tard, qui peut contester le fait que le régime castriste a progressivement agi comme un étau qui se serait resserré chaque fois plus autour des Cubains et de leurs droits les plus élémentaires ?

Il est certain que sans l’embargo américain, la réussite économique de l’île aurait été toute autre. Mais nous ne pouvons réduire la justification de la dictature cubaine à ce seul aspect extérieur.

Nous ne pouvons pas non plus résumer la situation en disant que si le régime castriste a une connotation aussi négative c’est uniquement parce que les Américains n’ont eu de cesse de diaboliser le gouvernement en cause et son dirigeant.

La situation est en fait bien plus complexe : encore une fois, l’histoire d’un pays ou de sa politique n’est jamais toute noire ni toute blanche ; et bien que l’être humain recherche sans cesse UNE vérité, UNE version, UN coupable, UNE victime, les choses sont rarement aussi simplistes dans la réalité.

Aussi, comprendre l’histoire cubaine et la politique mise en œuvre, c’est accepter la complexité de son passé, un mélange :

  • de lutte contre la volonté de l’oncle Sam de préserver à la fois autonomie et indépendance ;

  • et de résistance face à un homme charismatique qui a tendance, dans sa manière de faire de la politique et de prendre certaines décisions, à confondre son propre destin avec celui de l’île.

Selon Olivier Coumarianos (7), « vouloir juger le régime politique cubain à partir de notre propre idéologie, c’est prendre parti, c’est rejeter le principe qu’une autre organisation politique et sociale puisse exister ailleurs, c’est accepter que, définitivement, le seul système qui vaille, partout sur la planète, c’est le nôtre ».

Je suis tout à fait d’accord avec cela, et je tiens à préciser que je ne prétends pas ici « juger » le régime cubain. Ce qui me tient à cœur c’est de faire en sorte que les prises de position sur cette île qui déchaîne les passions ne soient pas si catégoriques, que ce soit dans un sens ou dans un autre. Il me semble qu’il y a, dans la réalité cubaine, à la fois une part de souffrance infligée par la politique des Américains, et une part de souffrance infligée par le régime cubain lui-même. Ce qui me gêne c’est que ceux qui dénoncent, à juste titre, les aberrations de la politique américaine, ont également tendance à sous entendre que Castro n’a pas eu le choix de son régime, car s’il avait permis l’existence d’autres partis, les Etats-Unis se seraient chargés de reprendre le contrôle de l’île, de l’intérieur, leur ôtant toute possibilité d’indépendance. Or, bien que personne ne puisse deviner quelle aurait été la direction prise par le régime en l’absence de politique américaine hostile, il nous incombe d’envisager un autre scénario. N’aurait-il pas été possible, de la part des dirigeants en place, de prévoir un minimum d’ouverture du régime, faisant preuve d’un certain esprit démocratique, sans pour autant que cela entraîne la domination pleine et entière de l’île par les Américains ? N’est-il pas extrêmement dangereux d’affirmer purement et simplement que Castro n’a pas eu le choix de sa politique à cause des Etats-Unis ?

Cuba est et restera une énigme tant que Fidel Castro sera au pouvoir.

En effet, il me semble que beaucoup de réponses deviendront possibles le jour où l’île sera confrontée à « l’après-Castro ». Le défi des Cubains sera alors de parvenir à prendre leur destin en main, un destin qu’ils n’ont jusqu’à maintenant pas eu la possibilité de maîtriser, un destin géré par un Comandante aux multiples facettes, un destin sans cesse pris entre l’avidité de Castro pour le pouvoir et la lutte contre l’impérialisme américain.

Cuba de demain devra se positionner autrement que comme victime de l’oncle Sam et prisonnière du père Castro. Cuba de demain devra trouver sa place dans un monde de plus en plus « uniformisé » . Et qui sait si le chemin de la démocratie ne sera pas l’option choisie pour parvenir à se refaire une santé !

Notes :

(1) : Marta Beatriz Roque est une dissidente cubaine âgée de 58 ans. Arrêtée lors de la vague de répression d’avril 2003 et condamnée à 20 ans de prison, elle a bénéficié, le 22 juillet 2004 d’une « autorisation extra pénale » (équivalent juridique d’une assignation à domicile), pour raison de santé le temps de se soigner.

(2) : Olivier Coumarianos, « Cuba contre vents et marées » : www.blogspirit.com : blog d’informations alternatives pour démasquer les acteurs de la propagande contre Cuba.

(3) : Chercheur Français spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis; a publié (entre autres) sur le site du Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine, un article intitulé « Les Etats-Unis et la dissidence cubaine », 10 janvier 2005 disponible sur le site Internet : www.voltairenet.org

(4) : Richard Nixon, Six Crises (New-York : Doubleday, 1962) p.351-357

(5) : Hernando Calvo Ospina et Katlijn Declercq, Dissidents ou Mercenaires (Bruxelles : EPO, 1998), p.186

(6) : Noam Chomsky, What Uncle Sam really wants (1986. Tucson, Arizona : Odonian Press, 2000) p.9

(7) : Auteur de « Cuba, contre vents et marées », en ligne sur Internet : www.blogspirit.com : blog d’informations alternatives pour démasquer les acteurs de la propagande contre Cuba.