Fiche d’analyse Dossier : Processus de transition et réformes d’Etat

, Grenoble, France, octobre 2005

Vers un Etat : les processus instituants

Dans le cas de sortie de guerre comme dans celui de reconstruction d’un Etat, il s’agit de créer un espace collectif, un sentiment national, un Etat dans lequel se reconnaît l’ensemble de la population. Il s’agira aussi de s’interroger sur la manière dont est perçu et organisé le bien public ? Quelles formes de solidarités existent et quel désir de vivre ensemble ?

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La réconciliation

La réconciliation apparaît bien comme la première des étapes à entreprendre au lendemain d’un conflit pour ensuite pouvoir envisager un avenir commun. Le paradoxe réside dans le fait que cette étape est également la plus longue à réaliser. Seul le temps peut atténuer les blessures provoquées par le conflit et calmer les esprits empreints de vengeance. Ce processus peut prendre plusieurs décennies. Des mesures peuvent cependant favoriser et encourager la réconciliation à terme et assurer la coexistence entre les anciens protagonistes.

Les accords de Bonn prévoient, parmi les fonctions exercées directement par les Nations Unies en Afghanistan, d’enquêter sur les plaintes concernant les violations des droits de l’homme et d’appliquer remèdes et sanctions. Mais tous les protagonistes ont encore en mémoire les échecs des tentatives de réconciliations antérieures même quand elles étaient magnifiées par des cérémonies religieuses et des visites aux lieux saints de La Mecque et de l’Iran (1). Le discours de Kofi Annan, notamment mais il n’est pas le seul, les prie de ne pas répéter les erreurs du passé.

« Les participants ont ainsi saisi l’importance historique de l’événement et ont adhéré à son appel et à son esprit. (…) Ils ont admis que les ruses et les pressions partisanes devaient désormais céder la place à l’entente et à la réconciliation. (…) La responsabilité devant le peuple et devant la nation a pris le pas sur les promesses vides (…)» (2).

« Il n’y a pas eu de réelles transformations de l’Afghanistan. Nous avons une constitution mais personne ne la fait appliquer, des lois mais quasiment pas d’institutions pour qu’elles soient respectées. Peu d’initiatives ont été prises pour instaurer la justice et marginaliser les criminels de guerre et ceux qui violent le plus les droits de l’homme » (3).

Le président Karzaï de son côté défend l’action de l’administration afghane, malgré les reproches qui lui sont adressés en termes de lenteur et d’inefficacité, en expliquant qu’il donne la priorité à l’établissement de la paix. La justice est pour lui encore un luxe que son pays ne peut pas se payer (4). Le pays ne connaît pas de grande organisation de défense des droits de l’homme, de tribunal, de commission Vérité.

Les enjeux de la réconciliation en Afghanistan sont lourds : le combat des mudjahidins contre l’agresseur étranger revêt un caractère de noblesse ; toute critique des mudjahidins est assimilée à un blasphème. Le combat possède une valeur culturelle positive et prestigieuse dont il faut tenir compte. D’autre part, tous les camps sont impliqués dans des combats. Il faut donc s’entendre sur la définition des crimes à poursuivre. Si une amnistie était déclarée, elle représenterait cependant de réels dangers pour la construction future de l’Etat. Les souffrances ont besoin d’être reconnues. Enfin, tout le monde craint que la situation actuelle soit trop fragile pour entamer une telle procédure. Le second risque est alors de stabiliser un ordre injuste. La priorité semble donc être au désarmement et à la démobilisation des combattants.

L’enjeu de l’amnistie : Afghanistan (veiller à ce qu’elle ne soit pas déclarée), Salvador (rôle central dans la pacification mais elle se révèle être un obstacle à la réconciliation, pourtant elle semble maintenant s’imposer).

La Bosnie-Herzégovine présente un cas comparable à celui de l’Afghanistan dans la mesure où les traumatismes de la guerre sont difficiles à réparer. La communauté internationale, voulant contribuer à cette réconciliation, a entrepris de reconstruire symboliquement les ponts de la ville emblématique de Mostar. Par contre, comment peut-on reconstruire la multiethnicité alors qu’ils vivent des vies complètement séparées, que tous les réfugiés ne sont pas rentrés et que beaucoup ont émigré.

Une nation. Les identités nationales

Dans les PECO, il fallait remplacer un rêve par un autre : la nation remplace le communisme. Elle a servi de moyen de libération du communisme. Ainsi, l’identité nationale, menacée par le communisme et l’internationalisme, est attachée à la résurrection de l’esprit. C’est pourquoi, certains pays ont opté pour le modèle d’Etat-nation. Le nationalisme apparaît dans ce contexte comme une idée libératrice (5).

« Les communistes se sont transformés en nationalistes afin de promouvoir une idée et en même temps un sentiment de liberté dans les masses. Ceci étant bien visible en Serbie, où les ex-communistes ont adopté les institutions religieuses et même les rites, ce qui avait été interdit autrefois par le parti communiste » (6).

La constitution de la Pologne suit l’exemple de la révolution française ; la nation est mentionnée dans le préambule. Elle est identifiée avec le corpus des citoyens. Dans cette constitution, la République est le bien commun de tous les citoyens. Paradoxe de la constitution yougoslave actuelle qui en dépit de l’héritage titiste et soviétique de la multiethnicité, n’y fait plus aucune allusion : la République fédérale de Yougoslavie est conçue comme un Etat fédéral souverain, fondé sur l’égalité des citoyens ainsi que sur l’égalité des républiques. La Bosnie-Herzégovine, elle, est fondée sur un nationalisme encadré, innovation représentée par la notion de peuple constitutif. Le texte fondateur reconnaît 3 peuples constitutifs : les Bosniaques, les Serbes et les Croates « en les plaçant à côté des citoyens » (7). Le « peuple constitutif » équivaut à la nation.

Les Etats qui devaient seulement manifester la fin de leur attachement au bloc soviétique se sont appuyés sur un nationalisme plus faible que ceux qui ont dû procéder à la sécession d’un Etat. La Russie et l’Ukraine ont conservé leur multiethnicité. Du point de vue terminologique, le « peuple » ne correspond pas à tous les citoyens mais fait appel à la notion d’ethnicité. Ainsi le Peuple ne désigne pas la Nation.

Le 4 février 2003, la république fédérale de Yougoslavie devient l’Union Serbie-Monténégro. Ce changement de nom témoigne de la difficulté des recompositions tant que les querelles ne sont pas évacuées.

Les institutions étatiques en Russie

Anna Politkovskaïa (8) décrit le système judiciaire, dans un chapitre intitulé “Notre retour au Moyen Âge”, comme un système qui produit des accusés et des chefs d’accusation pour éliminer des personnalités gênantes.

“Le voile de ténèbres dont nous avons cherché à nous libérer pendant plusieurs décennies de régime soviétique se referme sur nous. Les affaires de ce type sont chaque jour plus nombreuses et deviennent la règle plutôt que l’exception. Le FSB torture pour fabriquer de toutes pièces des dossiers bidon avec la complicité des magistrats et du parquet” (9).

C’est le cas de Islam Khassoukhanov, premier Tchétchène diplômé de l’Académie militaire, officier de la marine russe, il prend la tête de l’inspection militaire puis de l’état-major opérationnel dans le gouvernement de Maskhadov ; il sera accusé de terrorisme et condamné à 12 ans de travaux forcés.

La tragique affaire Boudanov (colonel de l’Armée russe qui a enlevé puis sauvagement assassiné une jeune Tchétchène, Elsa Koungaïeva, 18 ans) a fait apparaître au grand jour les mutations pathologiques subies par le système judiciaire sous l’influence de Poutine et de la guerre. “La réforme qu’avaient tenté de mettre en place les démocrates, et qu’Eltsine avait soutenue de son mieux, ne résista pas à la pression suscitée par cette affaire. Parce que pendant plus de trois ans nous eûmes amplement l’occasion de constater que notre appareil judiciaire n’avait aucune indépendance, que nos magistrats restaient inféodés à l’exécutif et aux politiques et que, plus effrayant encore, l’opinion publique ne voyait là rien d’anormal. Manipulés par la propagande, les Russes, dans leur grande majorité, sont revenus à un mode de pensée de type bolchevique”. Or dans cette affaire un juge osa l’impensable en condamnant un officier défendu par l’establishment militaire qui avait justifié son crime par les nécessités de la guerre.

La gestion de la pluriculturalité

La plupart des Etats étudiés reposent sur une population multiethnique. Le sentiment national unitaire, dans ces conditions, est difficile à émerger.

En Afrique du Sud, la construction identitaire a fait appel à la métaphore de l’arc-en-ciel – the Rainbow Nation - pour fédérer tous les groupes autour du même projet social ; ce leitmotiv recherche l’homogénéité dans la diversité. Comme bien souvent, la multiethnicité se double de plurilinguisme. Dans ce pays, le sentiment national unitaire reste encore fragile.

En Afghanistan, le rééquilibrage ethnique a été le souci prioritaire des organisateurs de la conférence de Bonn. Les Talibans étant pashtouns, un tel rééquilibrage s’imposait, cependant, le régime antérieur dirigé par les mudjahidins connaissait le même déséquilibre, au bénéfice des Tadjiks cette fois. A ce titre-là, l’ancien roi et Hamid Karzaï ont eu dans ces conditions un rôle politique de première importance. La conférence de Bonn avait prévu d’écarter à la fois les chefs djihadistes et les Talibans. Karzaï s’est d’abord rapproché des djihadistes, les a associés au processus et même intégrés à l’administration. Ainsi la dynamique djihadistes-talibans a ressurgi et les structures écartées par le processus de Bonn sont réapparues.

Néanmoins, l’administration afghane fonde son action sur un principe qui accorde une large place au partage du pouvoir, il s’agit de la « gouvernance à base élargie » . D’autre part, concernant la vie sociale, de nombreuses langues minoritaires ont été reconnues comme langues officielles dans leurs localités d’implantation. Le rite djaafarite (chiite) a été introduit pour la première fois dans l’histoire afghane comme source autonome de droit dans tout ce qui concerne le statut personnel des Chiites, comme source supplétive dans les autres cas. Plutôt qu’un renforcement de la cohésion sociale, ces étapes franchies doivent être vues comme un allègement des pressions ethniques. Le marchandage politique caractérise bien souvent ces initiatives qui comportent le risque d’entraîner un désordre administratif et une inconséquence juridique. Enfin, ces situations d’exception accentuent les différenciations internes déjà suffisamment nombreuses.

On peut regretter que l’accord de Dayton n’ait pas conservé les habitudes multiculturelles en Bosnie-Herzégovine. Le cycle de rupture des empires multinationaux intervenu de 1850 à la 1e guerre mondiale a donné lieu au développement des Etats-nations modernes. Cette fragmentation des anciens empires a fait émerger des pièces nationales. C’est donc la consécration d’un système complexe d’identités nationales fondées sur la religion, la langue et l’affiliation ethnique. Chaque groupe développe ainsi son caractère national. La mémoire mythique du rôle passé et de l’extension territoriale, les tendances irrédentistes ouvrent la voie au conflit.

Le manque d’Etat

En Afghanistan, l’espace politique à l’extérieur de la capitale est occupé ou contrôlé par les djihadistes ou les Talibans. Il manque à l’autorité de transition une vision d’ensemble d’une intégration politique durable. Le manque d’Etat a donné naissance à des groupements ethniques ou tribaux qui recherchent un rôle politique en marge de l’Etat. Une conscience ethnico-politique est en train de se développer qui n’a jamais existé dans la mémoire historique du pays. La politisation à outrance a constamment détourné l’attention des préoccupations essentielles du processus : cohésion sociale et développement économique. Ce dernier se réduit à l’action des ONG.

Identités supranationales

Des identités supranationales peuvent à la fois émerger de périodes de conflits (violents ou non) et par effet de retour alimenter les identités nationales.

En Afghanistan, la victoire des maquisards afghans face à l’Armée rouge fait de ce pays le nouveau centre de l’identité musulmane moderne et son symbole. La résistance afghane et sa victoire spectaculaire – face à une des premières armées du monde, face à un empire – brise l’image d’humiliation constante des pays et des peuples musulmans par des puissances armées non-musulmanes depuis la destruction de l’empire ottoman en 1917. Seuls 3 pays ont pu incarner cette fierté retrouvée de l’islam en arrachant leur indépendance les armes à la main, à travers des sacrifices héroïques : « civilisation dont le sens très viril de l’honneur, fiché jusqu’au tréfonds de l’inconscient collectif populaire, demeure après tout fort guerrier» (10). Il s’agit de la Turquie (1923), de l’Algérie (1962) et de l’Afghanistan (1989). Pourtant le sens de ces guerres de décolonisation a été brouillé pour les musulmans du monde puisque les régimes turcs et algériens se sont affranchis des puissances européennes en se réclamant d’un patriotisme laïc (kémalisme et FLN). La composante strictement religieuse de l’identité étant reléguée à la sphère privée. L’Afghanistan avait fait de même en 1919 (reconnaissance de l’indépendance du royaume afghan par l’Empire britannique des Indes) en s’engageant sur la voie du constitutionnalisme et du nationalisme laïc ce qui a donné lieu à une décennie de démocratie parlementaire et de liberté de la presse avec la constitution de 1964, malgré les résistances rurales, tribales et religieuses qui avaient fait échouer la première constitution de 1923. L’Afghanistan a donc connu à cette période un Etat de droit moderne de type international. Face à cette mouvance, s’érigent la résistance et son identité islamique, voire fondamentaliste, pour qui la victoire et le rétablissement de la souveraineté nationale sont le triomphe de l’islam, synonyme de retour d’un Etat fondé sur la charia, triomphe de la foi militaire sur les mécréants.

Intégration régionale

L’intégration régionale peut venir pondérer les velléités nationalistes des Etats.

La Slovaquie, nouvellement indépendante, avait basculé dans un nationalisme virulent (entre 1992-1998, sous la direction du Premier ministre Meciar), finalement maîtrisé par la voie électorale en 1998, puis en 2002. La minorité hongroise a été incluse dans un gouvernement de coalition modéré pro-européen ce qui a permis une détente avec la Hongrie. Cette amélioration est due à la perspective principale de l’entrée dans l’Union européenne (11).

L’importance de développer une coopération est donc capitale dans ces régions fragiles qu’il est possible de transformer en réseaux de communication et d’échanges entre aires germaniques, slaves et latines. Dans cette perspective, la présence des deux côtés de la frontière de minorités nationales partageant des liens socio-culturels traditionnels se révèle être un moteur essentiel de la coopération transfrontalière.

Notes

(1) Kacem Fazelli, L’Afghanistan : du provisoire au transitoire? Quelles perspectives ? Paris, L’Asiathèque, 2004: 62

(2) Ibid: 63

(3) Propos de Nader Nadery de la Commission indépendante des droits de l’Homme, recueillis par Françoise Chipaux, Le Mnde 25 août 2005.

En effet, en application des accords de Bonn, l’Afghanistan s’est doté, en juin 2002, d’une commission indépendante des droits de l’homme présidée par Mme Sima Samar. Cette commission peut recevoir les plaintes des citoyens afghans et procéder à des enquêtes mais les obstacles qu’elle rencontre dans sa mission sont multiples. La commission organise par ailleurs régulièrement des séminaires destinés à sensibiliser les Afghans à la question du respect des droits de l’homme.

(4) Entretien avec Hamid Karzaï, Le Monde2, numéro 83, du 17 au 23 septembre 2005, propos recueillis par Annick Cojean

(5)Dragoljub Popovic, « Les ambiguïtés de la conception post-communiste de l’Etat-nation : fondements constitutionnels de l’Etat-nation » , in La réinvention de l’Etat, Slobodan Milacic, sous la direction de, éd. Bruylant, Bruxelles 2003 : 65-75

(6)Ibid. : 67

(7)Ibid. : 72

(8)Anna Politkovskaïa, La Russie de Poutine, éditions Buchet/Chastel, Paris, 2004

(9)Ibid. : 51

(10)Fazelli, préface de Michael Barry, 2001 : 12

(11)« La Pologne dans son environnement géopolitique » par le professeur Jacek Wozniakowski, premier maire élu de Cracovie ; entretien avec Pierre Verluise www.diploweb.com/forum/wosniakjac.htm