Fiche d’analyse

, France, mars 2017

Quel cadre légal pour la marchandisation des conflits ?

Dopées par la peur du terrorisme et le risque de piraterie, les sociétés militaires privées jouissent aujourd’hui d’une reconnaissance par la loi française qui s’accroît au fil des lois. Cependant la privatisation du recours à la force pose de nombreuses questions et notamment celle de son articulation avec les normes internationales.

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« Il y a deux manières de combattre, l’une avec les lois, l’autre avec la force. La première est propre aux hommes, l’autre nous est commune avec les bêtes. »1 C’est pourquoi une branche du droit s’est développée pour encadrée la guerre et éviter ses dérives. Cependant aujourd’hui le droit humanitaire doit faire face à une nouvelle menace.

Depuis une vingtaine d’années, de nouveaux acteurs sont apparus sur la scène internationale, les sociétés militaires privées (SMP)2. Tel Andrea Doria, célèbre condottière, qui vendit ses services aux plus offrant et fit preuve d’un apolitisme exemplaire en servant huit camps différents3. Les sociétés militaires privées proposent officiellement à leurs clients toute une gamme de services et connaissent aujourd’hui un développement exponentiel. La privatisation du recours à la force, ou externalisation comme certains préfèrent l’appeler, n’est ni plus ni moins la possibilité de sous-traiter des fonctions militaires qui intéressent donc un aspect crucial de la souveraineté étatique à des entités privées. Bénéficiant dans un premier temps d’un vide juridique, ces sociétés du fait de leur puissant lobbying sont aujourd’hui considérées comme des acteurs ayant tout leur place sur la scène internationale.

Les causes de ce mouvement de privatisation sont plurielles. Sans classification hiérarchique il semble important de souligner trois facteurs qui ont facilité le développement des SMP. Les aspects militaires et économiques sont les premiers arguments invoqués par les défenseurs de la marchandisation de la sécurité internationale. En effet au lendemain de la Guerre froide, les puissances mondiales se désengagent de nombreux conflits, qu’ils soient internationaux ou internes, et continuent le désarmement déjà entamé quelques années auparavant. Cela associé à l’application du modèle néo-libéraliste et au souci d’instaurer une nouvelle méthode de gestion des États, notamment via la privatisation des services publics, les gouvernements font le choix d’externaliser certaines de leurs fonctions régaliennes. Ainsi, dans le but de réduire la part du budget affectée à la défense nous pouvions dénombrer plus de 20.000 membres de forces de sécurité privée, au lendemain de la chute de Saddam Hussein. L’incapacité de l’armée étatsunienne à maintenir l’ordre conjuguer au lobbying important des investisseurs explique ce phénomène. Aujourd’hui, le contexte sécuritaire et l’engagement de nombreux militaires sur des théâtres d’opérations sur la même toile de fond de réduction budgétaire justifient selon certains le recours à des sociétés commerciales. Le troisième élément qui explique cette privatisation réside dans l’approche politique et sociétale de l’engagement militaire. Dans la quasi-totalité des États l’engagement des forces armées dans un conflit nécessite l’accord, a priori ou a posteriori, du Parlement, et donc une publicité. La puissance de l’opinion publique est donc un élément clef dans la décision d’engager ou non son pays sur une opération. La promesse de Barack Obama, « no boots on the ground »4 résume à elle seule l’importante stratégie politique que représente l’externalisation des certaines opérations. Par ailleurs, le flou de l’intervention des SMP peut conduire les États à agir en dehors de tout cadre légal et d’ordonner des actes illégaux. Ce fut le cas dans la tristement célèbre prison d’Abu Ghrahib en Irak puisque de nombreux contractors5 comptaient parmi les tortionnaires. Les élites politiques profitent de la porosité accrue entre les secteurs publics et privés, tirent à leur avantage l’obscurité des conditions d’interventions des SMP, brouillent les repères classiques, le tout en marge du droit et de toute responsabilité démocratique.

Cette marchandisation des conflits met en danger la paix et la sécurité internationale. Le vide juridique international qui entours cette pratique ne permet pas d’encadrer les actes des contractors et laisse le champ libre aux dérives des législations nationales.

De la responsabilité des actes des contractors.

Selon la définition donnée par un projet de convention internationale6 sur ce nouveau secteur d’activité, une SMP est « une société commerciale qui fournit contre rémunération des services militaires ou de sécurité par l’intermédiaire de personnes physiques ou morales ». (article 2.a). L’article poursuit en précisant ce qu’il faut entendre par service militaire, « services spécialisées liés à des activités militaires, y compris la planification stratégique, le renseignement, les enquêtes, la reconnaissance terrestre, maritime ou aérienne, les opérations de vols avec ou sans pilote de quelque type que ce soit, la surveillance par satellite, tout type de transfert de connaissances ayant des applications militaires, l’appui matériel et technique aux forces armées et les activités connexes » (article 2.b). Il faut de plus inclure dans la définition des SMP les services de sécurité que sont « la garde et la protection armée de bâtiments, installations, biens et personnes, de tout type de transfert de connaissance ayant des applications en matières de sécurités ou de police, la conception et la mise en œuvre de mesures de sécurités de l’information et les activités connexes » (article 2.c).

Cette définition, non-officielle puisque la convention n’a jamais été présentée aux États pour signature, illustre la difficulté majeure de la qualification des SMP : la définition de leur champ d’opération. En effet, en ne distinguant pas les SMP selon leurs activités, et notamment celles prenant part au combat des autres, l’efficacité d’une telle convention en serait grandement amoindrie.

Les SMP se définissent elles-mêmes, en grande majorité, comme des sociétés de sécurité privées ou des sociétés de conseils militaires. Cependant, la réputation de mercenaires qu’on leur porte (et que ces sociétés essaient avec beaucoup de réussite de faire disparaître) se base sur de nombreux exemples de participation directe au combat. Il est en effet fait mention à de nombreuses reprises dans des documents classifiés révélés par Wikileaks que des SMP ont participé à des missions conjointes avec la Central Inteligence Agency (CIA)7 ou plus récemment de déploiement de contractors sur des théâtres d’opérations comme au Yémen par l’Arabie Saoudite8.

C’est ce flou existant autour des SMP qui rend difficile la première étape d’une possible responsabilité des contractors ; la qualification juridique. Ni soldat, ni mercenaire, ni civil, leur statut hybride ne permet pas, à l’heure actuelle, de qualifier juridiquement leur fonction. De par ce vide juridique apparaît un danger considérable. En effet, de l’absence de qualification juridique naît la quasi impossibilité de toute responsabilité, que ce soit des employés eux-mêmes, des sociétés ou des États commanditaires.

Ne portant ni uniformes ni signes distinctifs, les employés de SMP opèrent dans une certaine clandestinité. Le caractère non-officiel de leur intervention est un autre élément rendant difficile la responsabilité du fait des violations des droits fondamentaux, humanitaire ou des lois nationales. De nombreuses et sérieuses allégations de violations commises par des contractors ont été rapportées. Tortures, traitements inhumains et dégradants, massacres de civils, exécutions sommaires, viols ; la liste de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité imputés à des contractors est longue et risque de s’allonger à l’infini en l’absence de réaction normative.

Certains gouvernements ne peuvent plus à l’heure actuelle se passer de cette sous-traitance. L’interpénétration du secteur privé au sein du secteur militaire est trop avancée. Quelle qu’en soit les causes, économique, militaire, sociétale, une véritable boîte de Pandore a été ouverte. L’importance de ce secteur est aujourd’hui trop grande pour espérer une re-nationalisation. Cette boîte de Pandore, nous sommes sur le point, si ce n’est pas déjà fait, de l’ouvrir également en France.

De l’encadrement juridique des activités des sociétés militaires privées.

L’absence d’un cadre de droit international.

Après plusieurs tentatives de régulations par une convention internationale, l’idée d’un texte contraignant semble avoir été abandonnée. En effet le groupe de travail, créé par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui s’est intéressé aux problématiques posées par les SMP avait élaboré un projet de convention qui n’a pour le moment jamais été proposé à la signature. Cette convention9 visait trois grands objectifs : venir palier le vide juridique entourant le recours à des SMP notamment en élaborant « des normes internationales et des mécanismes de supervision »10, permettre d’engager la responsabilité des contractors coupables de violations des règles internationales mais également des États commanditaires, et in fine réaffirmer le rôle des États de promotion et de transparence notamment en ce qui concerne le respect du droit humanitaire et des droits de l’homme.

Ce projet de convention n’ayant jamais pu devenir applicable, plusieurs textes dit de softlaw11 ont alors vu le jour avec plus ou moins de portée. Ainsi le Document de Montreux, initié par le Comité International de la Croix Rouge et le gouvernement suisse, a reçu l’approbation de 54 États12. Ce document non-contraignant juridiquement consiste davantage en un guide de bonne pratique qu’une réelle organisation et réglementation du secteur d’activité des SMP. Le code de conduite international pour les sociétés fournissant des services de sécurité, ICoC dans sa version anglaise, est un code de conduite basé sur le volontariat imaginé par des SMP elles-mêmes. Les 708 SMP qui ont adhéré à ce code doivent se soumettre à un certain nombre de règles concernant notamment les règles d’engagement, la gestion du matériel de guerre ou encore les problématiques posées par les différences culturelles. Cependant sur de nombreux points cette autorégulation n’est pas satisfaisante13.

En l’absence de cadre international, les États ont toute la liberté pour légiférer comme ils le souhaitent.

L’évolution législative française.

La loi réprimant le mercenariat en date du 14 avril 2003 a grandement ralentie le développement de SMP à la française. Cependant plus de 130 sociétés sont aujourd’hui enregistrées en France en tant qu’Entreprises de Service de Sécurité et de Défense. Une dénomination adroite afin d’éviter toute comparaison avec les sociétés anglo-saxonnes ainsi que la désignation d’« effet Bob Dénard » et la comparaison à des mercenaires. Encore loin d’être comparable aux sociétés anglo-saxonnes qu’étaient Blackwater, Executive Outcomes ou Sandline International, les sociétés françaises proposent cependant de nombreux services allant de la logistique et la formation à la protection de personnalités ou de lieux sensibles, et à la veille sécuritaire, etc. De nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui afin que la législation française offre une véritable place à ces sociétés. Le rapport des députés Christian Menard (PS) et Jean-Claude Viollet (LR) remis en février 2012 à la commission de la défense de l’Assemblée nationale a ouvert la voie à une loi en faveur des SMP, ce rapport étant largement favorable à l’évolution législative.

Si Jean-Yves le Drian, ministre de la défense, a pu indiquer en septembre 2013 qu’il n’y aurait « pas de sociétés militaires privées au profit de l’armée de terre car cela s’apparenterait à du mercenariat ce qui est contraire à notre tradition républicaine et nos convictions. » il a annoncé à la même occasion le dépôt d’un projet de loi visant à autoriser la présence de contractors sur les navires marchands afin d’endiguer la piraterie. Ce projet, finalement porté par le ministre des transports, est entré en vigueur le 1 juillet 2014. Une loi14 promulguée par le Président de la République le 20 juin 2016 est venue étendre la possibilité de la présence de ces gardes armés pour répondre à la menace terroriste. Ainsi leur présence est acceptée même dans les eaux territoriales françaises, franchissant une nouvelle étape dans l’abandon d’un aspect de la souveraineté étatique.

La présence de gardes armés sur les navires battants pavillon français est donc la porte d’entrée empruntée par les SMP pour s’imposer dans le paysages des acteurs de la sécurité internationale. Les sociétés militaires privées deviennent donc peu à peu fréquentable et la possibilité de « SMP à la française » telle Blackwater se rapproche. Aujourd’hui plusieurs SMP françaises sont présentes sur des théâtres de guerre comme en Irak ou au Niger.

Par ailleurs, la pression parlementaire se fait de plus en plus ressentir. Après le rapport des députés Viollet et Menard, les députés Philippe Folliot (UDI) et Francis Hillmeyer (UDI) ont déposé en mai 2016 un amendement dans le cadre du projet de loi sur l’actualisation de la programmation militaire pour les années 2015-2019. Cet amendement visait à imposer au gouvernement qu’il dépose un rapport d’information sur les actions pouvant être mises en oeuvre afin d’autoriser et d’encadrer les activités des SMP. Cet amendement a été rejeté. De même, le Président Sarkozy avait demandé par le biais de son chef d’état-major une étude sur les conditions dans lesquelles étaient possible le développement des SMP en France.

Paradoxalement, un mouvement inverse avait été initié par l’ancien Secrétaire à la défense, Robert Gates. En 2009, Monsieur Gates avait annoncé vouloir réduire la part des agents privés travaillant pour le Pentagone. Après les attentats du 11 septembre, l’administration Bush a fait le choix de la privatisation de son armée. 39% des employés étaient alors des agents contractuels privés. Cependant si plusieurs contrats ont été rompus sous l’ère Obama, la politique du gouvernement n’a pas pu changer aussi franchement.

L’épée de Damoclès

Aujourd’hui, de nombreuses personnalités, politiques, militaires ou journalistes, appellent de leurs voeux au développement des SMP. Puisqu’il semble impossible à arrêter, dopé par la peur du risque terroriste et la piraterie, nous devons composer avec ce phénomène. Composer avec la privatisation du recours à la force afin de ne pas abandonner cet objectif d’instaurer une paix durable entre les peuples par le levier du droit. Il ne faut pas banaliser ce choix que nous faisons d’autoriser des sociétés commerciales à intervenir dans le domaine de la défense et de la paix. En effet le développement des SMP comme acteurs de la sécurité internationale pose une interrogation majeure, comment la logique mercantile d’une SMP et la logique pacifique du droit international peuvent-elles se concilier ? Les sociétés militaires privées ne sont en effet pas présentes pour agir sur les causes sous-jacentes d’une situation mais pour régler une crise sécuritaire. À leur niveau, une paix durable ne représente aucun avantage, elles n’ont donc aucun intérêt à œuvrer dans le sens du droit international. L’objectif de l’instauration de la paix par le droit, étant en complète opposition avec la logique mercantile des sociétés militaires privées. Il semble que sur le fondement de la rentabilité nous soyons en train de renier les valeurs de cette communauté internationale que nous avons tant de mal à créer.

Notes