Joseph Le Marchand, Paris, 2005
Mettre l’économie au service de la paix
Une répartition équilibrée des richesses permet d’assurer la paix sociale : il importe de niveler les écarts de revenus toujours plus importants entre les plus riches et les plus pauvres. Il en va de la paix sociale intra-étatique. Mais on peut répéter le schéma à l’échelle mondiale.
Keywords: Luchar contra la pobreza | Lucha en contra de las desigualdades y por la paz | Puede el libre cambio ayudar a la paz ? | Reorganización de la economía para la repartición justa de los bienes a nivel mundial | Cooperación Norte-Sur | Analizar conflictos desde el punto de vista económico | Reformar las relaciones económicas para preservar la paz
I. Au niveau intra-national : le cas de la France
Une répartition équilibrée des richesses permet d’assurer la paix sociale. L’accaparement de richesses par un petit nombre de personnes, construit sur une exploitation de la majorité, entraîne des ressentiments très forts nourris par les exploités à l’égard des exploitants. La situation qui en résulte est explosive, car lorsque ceux qui s’estiment spoliés par le système économique prennent conscience de leur importance numérique et de l’inexistence de perspectives d’évolution, ils ne reculent devant rien pour prendre par la force ce qu’ils considèrent comme leur dû. La théorie marxiste est en ce sens toujours d’actualité.
Ainsi, la conduite de politiques libérales d’orthodoxie budgétaire et de gouvernance économique conforme aux recommandations des organes économiques internationaux (OMC, FMI…) ne doit pas faire oublier la question sociale, sous peine d’implosion.
P. Bourdieu l’écrit ainsi : « La main droite, obsédée par la question des équilibres financiers, ignore ce que fait la main gauche, affrontant des conséquences sociales souvent très coûteuses des "économies budgétaires" ». Cet état de fait appelle toutefois deux commentaires :
Une gestion économique saine ne doit pas négliger la question des déficits structurels, au risque d’entraîner des dépôts de bilan étatiques. En France, le déficit public est stabilisé à 3 % du PIB. En d’autres termes, les dépenses de l’État sur une année excèdent ses recettes de 45 milliards d’euros. Ceci ne fait que creuser la dette publique, soit la somme due par l’État aux banques, s’élevant à 66 % du PIB. Ainsi, les impôts sur le revenu ne servent qu’à rembourser les banquiers.
Enfin, il faut prendre garde à l’accaparement des revendications sociales par des groupes homogènes et structurés s’apparentant à des lobbies. C’est le cas en France avec les grèves monopolisées par le secteur public se légitimant en s’affirmant porte-parole des salariés du privé, alors qu’elles ne sont qu’une crispation sur des acquis sociaux eux-mêmes inégaux. Ainsi, il faut parvenir à un cadre juridique garantissant des conditions salariales et sociales égales pour des travailleurs d’une même catégorie. Dans un second temps, il importe de niveler les écarts de revenus toujours plus importants entre les plus riches et les plus pauvres. Il en va de la paix sociale intra-étatique. Mais on peut répéter le schéma à l’échelle mondiale.
II. Au niveau international
Des distorsions entre économies nationales entraînent des rapports de force, et une spécialisation forcée de l’économie des plus faibles. La répartition des richesses à la surface du globe reste profondément inégale, favorisant de manière éhontée les pays du Nord. C’est ainsi que 20 % de la population mondiale détient 80 % des richesses, tandis que la moitié de l’humanité vit avec moins de 2 dollars par jour.
Cette disparité criante est frappante lors de la confrontation de l’opulence et du dénuement simplement scindés par une frontière hermétique. Ceci aboutit automatiquement à des mouvements belliqueux : ils peuvent se matérialiser par des conflits ouverts (l’extrême disparité des richesses israéliennes et palestiniennes constitue assurément l’une des explications du conflit animant perpétuellement la région). Ils peuvent aussi aboutir à des flux de population migrant des pays pauvres vers les pays riches. C’est pourquoi les pays favorisés se barricadent derrière des frontières théoriquement infranchissables pour se prémunir contre ce qu’ils considèrent comme une invasion : c’est le cas des États-Unis le long du Rio Grande, mais aussi celui de l’Union européenne dans ses enclaves africaines et dans ses points d’accès maritimes. Les pays riches répètent l’erreur de la « ligne Maginot ».
Il est vrai que l’annulation récente par l’Union européenne de la dette extérieure de pays souffrant de graves difficultés économiques va dans le sens d’une redistribution indirecte, mais elle doit s’accompagner d’aides au développement conséquentes. Or, l’aide publique au développement représente globalement le septième du montant des subventions agricoles des pays riches.
Toutefois, la mondialisation peut entraîner une redistribution des pions économiques sur l’échiquier international : la Corée du Sud a vu son produit économique croître de manière exponentielle grâce au transfert de technologies et d’industries lourdes réalisés à son profit (notamment les chantiers navals), et la croissance chinoise est stabilisée à des taux inégalés dans le monde occidental… Parallèlement, les économies d’échelle réalisées par le transfert d’activités industrielles vers les pays proposant une main d’œuvre corvéable et peu exigeante en matière de salaires causent la déchéance du monde ouvrier occidental ainsi dépourvu de son outil de production.
Les pays puissants refusent d’aller au bout de la logique libérale à partir du moment où elle dessert leurs intérêts particuliers. Daniel Cohen écrit justement que ce sont désormais les pays riches qui craignent que la mondialisation ne signe leur propre désindustrialisation, en renouant avec le protectionnisme, ou le patriotisme économique pour reprendre l’expression utilisée au moment du débat sur les délocalisations en France.
La paix internationale a pourtant besoin d’un développement économique homogène et cohérent réduisant les disparités phénoménales entre les niveaux de vie au Sud et au Nord.
III. Un nivellement total ne peut pas constituer une solution durable
L’avis sur ce point est intimement lié à la conception anthropologique de chacun. Si l’on considère que l’homme cherche intrinsèquement à se distinguer de ses semblables, il faut lui laisser le moyen de le faire. Cette distinction s’opère avant tout par la puissance économique. Ainsi, une suppression pure et simple des rapports de force économiques qui interviendrait par un nivellement total de l’humanité se conclurait par l’apparition de nouveaux problèmes, l’homme cherchant à se distinguer par d’autres biais.
Le problème est apparu dans les régimes communistes : l’idée d’un salaire unique, quels que soient le travail et la qualification, a été supprimée en Russie dès l’avènement de Staline, qui avait perçu la nécessité de motiver les citoyens. De plus, les modes de distinction se sont déplacés vers d’autres sphères, en l’occurrence dans le cas de l’Union soviétique, vers l’accaparement de postes prestigieux apportant des avantages semblables à ceux que procure l’argent dans le monde occidental.
C’est pourquoi la construction d’une paix durable, tant sociale qu’internationale, doit prendre en compte la distinction économique plutôt que de la nier et de réclamer sa suppression. Pour ce faire, il faut concéder à chacun un droit égal, ou même équitable, à la libre entreprise et à la prise d’initiatives visant à se différentier de ses semblables par le pouvoir économique acquis par la réussite. L’État doit garantir dans cette optique une égalité des chances rétablissant les disparités sociales par l’équité, puisqu’il est avéré que la « société de marché » ne peut s’autoréguler et aboutir à une dissolution du politique comme l’affirmait Adam Smith.
Ainsi, il me semble qu’une économie de la paix doit être intimement articulée à un système judiciaire garantissant à chacun un droit égal à l’accès aux richesses. La loi et la justice doivent réguler l’économie au lieu de la supprimer.
Notas
Le capitalisme utopique, Pierre Rosanvallon, Point, 1999
Richesse du monde, pauvreté des nations, Daniel Cohen, 1997
Contre-feux, Pierre Bourdieu, 1998